Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1304

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 469-470).

1304. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, ce 28 de juin.

Eh bien ! mon cher ami, avez-vous reçu le paquet T[1] ? C’est M. Helvétius, un de nos confrères en Apollon, quoique fermier général, qui s’est chargé de le faire mettre au coche de Reims, recommandé à Paris pour Rouen. Si les soins d’un fermier général et l’adresse d’un premier président ne suffisent pas, à qui faudra-t-il avoir recours ? Vous deviez trouver dans cette édition beaucoup de corrections à la main, deux cents vers nouveaux dans la Henriade, quelques pièces fugitives qui n’étaient pas dans les autres éditions ; mais, surtout, les fautes énormes de l’éditeur réformées tant que je l’ai pu.

Je ne vous ai point envoyé Zulime, que les comédiens de Paris ont représentée presque malgré moi, et qui n’est pas digne de vous. Si j’avais de la vanité, je vous dirais qu’elle n’est pas digne de moi ; du moins je crois pouvoir mieux faire, et qu’en effet Mahomet vaut mieux. Vous jugerez si j’ai bien peint les fourbes et les fanatiques.

En attendant, voyez, mon cher ami, si vous êtes un peu content de la petite odelette pour notre souverain le roi de Prusse. Je l’appelle notre souverain, parce qu’il aime, qu’il cultive, qu’il encourage les arts que nous aimons. Il écrit en français beaucoup mieux que plusieurs de nos académiciens, et quelquefois, dans ses lettres, il laisse échapper de petits sixains ou dizains que peut-être ne désavoueriez-vous pas. Sa passion dominante est de rendre les hommes heureux, et de faire fleurir chez lui les belles-lettres. Me serait-il permis de vous dire que, dès qu’il a été sur le trône, il m’a écrit ces propres paroles[2] : « Pour Dieu, ne m’écrivez qu’en homme, et méprisez avec moi les noms, les titres, et tout l’éclat extérieur » ?

Eh bien ! qu’en dites-vous ? Votre cœur n’est-il pas ému ? N’est-on pas heureux d’être né dans un siècle qui a produit un homme si singulier ? Avec tout cela, je reste à Bruxelles, et le meilleur roi de la terre, son mérite et ses faveurs, ne m’éloigneront pas un moment d’Émilie. Les rois (même celui-là) ne doivent marcher jamais qu’après les amis ; vous sentez bien que cela va sans dire.

Ne pouvez-vous pas me rendre un très-grand service, en en rendant un petit à M. le marquis du Châtelet ? Il s’agit seulement d’épargner le voyage d’un maître des comptes ou d’un auditeur.

M. du Châtelet a, comme vous savez, en Normandie, de petites terres relevant du roi, nommées Saint-Rémi, Heurlemont et Feuilloi ; il en a rendu les aveux et dénombrements à la chambre des comptes de Rouen ; il s’agit actuellement d’obtenir la mainlevée de ces dénombrements, et, pour y parvenir, il faut faire, dit-on, information sur les lieux. C’est apparemment le droit de la chambre des comptes. Elle députe un ou deux commissaires, à ce qu’on dit, pour aller faire semblant de voir si l’on a accusé juste, et se faire payer grassement de leur voyage inutile. Or on prétend qu’il n’est ni malaisé ni hors d’usage d’obtenir un arrêt de dispense de la chambre des comptes, et d’obtenir la mainlevée sans avoir à payer les frais de cette surérogatoire information. Le père de M. du Châtelet obtint pareil arrêt pour les mêmes terres. Voyez, pouvez-vous parler, faire parler, faire écrire à quelqu’un de la chambre des comptes, et nous dire ce qu’il faut faire pour obtenir cet arrêt de dispense ?

Adieu, mon aimable ami ; vous êtes fait pour plaire et pour rendre service. V.

  1. Voyez plus haut la lettre 1272.
  2. Voyez la lettre 1286.