Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1305

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 470-471).

1305. — À M. BERGER.
Bruxelles, le 29 juin.

Je ne souhaite point du tout, monsieur, que M. Rameau travaille vite ; je désire, au contraire, qu’il prenne tout le temps nécessaire pour faire un ouvrage qui mette le comble à sa réputation. Je ne doute pas qu’il n’ait montré mon poëme[1] dans la maison de M. de La Popelinière, et qu’il n’en rapporte des idées désavantageuses. Je sais que je n’ai jamais eu l’honneur de plaire à M. de La Popelinière, et qu’il pense sur la poésie tout différemment de moi. Je ne blâme point son goût ; mais j’ai le malheur qu’il condamne le mien. Si vous en voulez une preuve, la voici. M. Thieriot m’envoya, il y a quelques années[2], des corrections qu’on avait faites, dans cette maison, à mon Épître sur la Modération. J’avais dit :

Pourquoi l’aspic affreux, le tigre, la panthère,
N’ont jamais adouci leur cruel caractère,
Et que, reconnaissant la main qui le nourrit,
Le chien meurt en léchant le maître qu’il chérit ?

On voulait :

Le chien lèche, en criant, le maître qui le bat.

Les autres vers étaient corrigés dans ce goût. Cela me fait craindre qu’une manière de penser si différente de la mienne, jointe à peu de bonne volonté pour moi, ne dégoûte beaucoup M. Rameau. On m’assure qu’un homme[3] qui demeure chez M. de La Popelinière, et à l’amitié duquel j’avais droit, a mieux aimé se ranger du nombre de mes ennemis que de me conserver une amitié qui lui devenait inutile. Je ne crois point ce bruit. Je ne me plains ni de M. de La Popelinière ni de personne, mais je vous expose seulement mes doutes, afin que vous fassiez sentir au musicien qu’il ne doit pas tout à fait s’en rapporter à des personnes qui ne peuvent m’être favorables. Au reste, je compte faire des changements au cinquième acte, et je pense qu’il n’y a que ce qu’on appelle des coupures à exiger dans les premiers.

Il y a une affaire qui me tient plus au cœur, c’est celle dont vous me parlez. Vous ne me mandez point si monsieur votre frère est à Paris ou à Lyon, s’il fait commerce, ou s’il est chargé d’autres affaires. J’espère que je verrai S. M. le roi de Prusse, vers la fin de l’automne, dans les pays méridionaux de ses États, en cas que Mme la marquise du Châtelet puisse faire le voyage. C’est là que je pourrais vous être utile, et c’est ce qui redouble mon envie d’admirer de plus près un prince né pour faire du bien.

  1. Pandore.
  2. En 1738 ; voyez la lettre 972.
  3. Thieriot.