Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1363

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 528-530).

1363. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
La Haye, le 17 octobre.

Bientôt à Berlin vous l’aurez,
Cette cohorte théâtrale[1],

Race gueuse, fiére, et vénale,
Héros errants et bigarrés,
Portant avec habits dorés
Diamants faux et linge sale ;
Hurlant pour l’empire romain,
Ou pour quelque fière inhumaine,
Gouvernant, trois fois la semaine,
L’univers pour gagner du pain.

Vous aurez maussades actrices,
Moitié femme et moitié patin.
L’une bégueule avec caprices,
L’autre débonnaire et catin,
À qui le souffleur ou Crispin
Fait un enfant dans les coulisses.

Dieu soit loué que Votre Majesté prenne la généreuse résolution de se donner du bon temps ! C’est le seul conseil que j’aie osé donner ; mais je défie tous les politiques d’en proposer un meilleur. Songez à ce mal fixe de côté ; ce sont de ces maux que le travail du cabinet augmente et que le plaisir guérit. Sire, qui rend heureux les autres mérite de l’être, et avec un mal de côté on ne l’est point.

Voici enfin, sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l’Anti-Machiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre, et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu’il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n’a pas besoin de tels ornements. L’ambassadeur Camas serait hors des gonds s’il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu’il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera, jusqu’aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n’y a plus moyen de vous cacher, sire, après l’ode[2] de Gresset ; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n’y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu’un jeune prince ait, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire, en s’instruisant lui-même. Vous vous êtes taillé des ailes à Remusberg pour voler à l’immortalité. Vous irez, sire, par toutes les routes ; mais celle-ci ne sera pas la moins glorieuse :

J’en atteste le dieu que l’univers adore,
Qui jadis inspira Marc-Aurèle et Titus,
Qui vous donna tant de vertus,
Et que tout bigot déshonore.

[3]Il vient tous les jours ici de jeunes officiers français ; on leur demande ce qu’ils viennent faire : ils disent qu’ils vont chercher de l’emploi en Prusse. Il y en a quatre actuellement de ma connaissance : l’un est le fils du gouverneur de Bergues-Saint-Vinoc ; l’autre, le garçon-major[4] du régiment de Luxembourg ; l’autre, le fils d’un président ; l’autre, le bâtard d’un évêque. Celui-ci s’est enfui avec une fille, cet autre s’est enfui tout seul, celui-là a épousé la fille de son tailleur, un cinquième veut être comédien en attendant qu’on lui donne un régiment[5].

J’apprends une nouvelle qui enchante mon esprit tolérant ; Votre Majesté fait revenir de pauvres anabaptistes qu’on avait chassés, je ne sais trop pourquoi.

Que deux fois on se rebaptise.
Ou que l’on soit débaptisé,
Qu’étole au cou Jean exorcise,
Ou que Jean soit exorcisé ;
Qu’il soit hors ou dedans l’Église,
Musulman, brachmane, ou chrétien.
De rien je ne me scandalise,
Pourvu qu’on soit homme de bien.
Je veux qu’aux lois on soit fidèle,
Je veux qu’on chérisse son roi ;
C’est en ce monde assez, je croi :
Le reste, qu’on nomme la foi.
Est bon pour la vie éternelle,
Et c’est peu de chose pour moi.

  1. Voyez le sixième alinéa de la lettre 1351.
  2. M. Renouard (Antoine-Augustin) rapporte, à la fin de la Vie de Gresset, page 61, tome 1er de l’édition des œuvres de ce poète publiée par lui en 1821, deux strophes de l’ode à laquelle Voltaire fait allusion ici. (Cl.)
  3. Dans un fragment publié par MM. de Cayrol et François, ce paragraphe est précédé de celui-ci : « Il (le nom est illisible) était connu de feu Sa Majesté ; il veut absolument venir servir dans vos armées ; il compte partir peut-être demain. Il m’a demandé une lettre pour Votre Majesté. J’ai eu beau lui dire que je ne prenais pas de telles libertés, il m’a répliqué qu’il fallait que j’écrivisse : cet homme est si résolu que je ne le suis guère avec lui ; je crois qu’il me battrait, si je ne lui donnais pas la lettre. Je préviens donc Votre Majesté que j’aurai cette effronterie, moitié par peur, moitié par envie de servir Votre Majesté. »
  4. M. de Champflour, d’une famille de l’ancienne Auvergne.
  5. Dans le fragment cité plus haut, on trouve après ces mots la phrase suivante : « C’est une chose plaisante que la jeunesse française : ce sont les marionnettes de l’Europe. »