Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1376

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 544-546).

1376. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
Rémusberg, 8 novembre.

Ton Apollon te fait voler au ciel.
Tandis, ami, que, rampant sur la terre.
Je suis en butte aux carreaux du tonnerre,
À la malice, aux dévots, dont le fiel
Avec fureur cent fois a fait la guerre
À maint humain bien moins qu’eux criminel.
Mais laissons là leur imbécile engeance
Hurler l’erreur et prêcher l’abstinence,
Du sein du luxe et de leurs passions.
Tu veux percer la carrière immense
De l’avenir, et voir les actions
Que le destin avec tant de constance
Aux curieux bouillant d’impatience
Cacha toujours très-scrupuleusement ?
Pour te parler tant soit pou sensément,
À ce palais[2] qu’on trouve dans Voltaire,
Temple où Henri fut conduit par son père.
Où tout paraît nu devant le destin.
Si son auteur t’en montre le chemin,

Entièrement tu peux te satisfaire.
Mais, si tu veux d’un fantasque tableau,
En ta faveur de ce chaos nouveau
Je vais ici te barbouiller l’histoire,
De Jean Callot empruntant le pinceau.
Premièrement, vois bouillonner la Gloire
Au feu d’enfer attisé d’un démon ;
Vois tous les fous d’un nom dans la mémoire
Boire à l’excès de ce fatal poison ;
Vois dans ses mains, secouant un brandon,
Spectre hideux, femelle affreuse et noire,
Parlant toujours langage de grimoire.
Et s’appuyant sur le sombre Soupçon,
Sur le Secret, et marchant à tâton,
La Politique, implacable harpie,
Et l’Intérêt, qui lui donna le jour,
Insinuer toute leur troupe impie
Auprès des rois, en inonder leur cour,
Et de leurs traits blesser les cœurs d’envie,
Souffler la haine, et brouiller sans retour
Mille voisins de qui la race amie
Par maint hymen signalait leur amour.
Déjà j’entends l’orage du tambour ;
De cent héros je vois briller la rage,
Sous les beaux noms d’audace et de courage ;
Déjà je vois envahir cent États,
Et tant d’humains moissonnés avant l’âge,
Précipités dans la nuit du trépas.
De tous côtés je vois croître l’orage.
Je vois plus d’un illustre et grand naufrage,
Et l’univers tout couvert de soldats,
Je vois Petit[3]. J’en vis bien davantage ;
Et vous, à votre imagination
C’est à finir : car ma Muse essoufflée,
De la fureur et de l’ambition
Te crayonnant la désolation,
Fuyant le meurtre et craignant la mêlée,
S’est promptement de ces lieux envolée[4].

Voilà une belle histoire des choses que vous prévoyez. Si don Louis d’Acuhna, le cardinal Albéroni, ou l’Hercule mitré[5], avaient des commis qui leur fissent de pareils plans, je crois qu’ils sortiraient avec deux oreilles de moins de leur cabinet.

Vous vous en contenterez cependant pour le présent ; c’est à vous d’imaginer de plus tout ce qu’il vous plaira. Quant aux affaires de votre petite politique particulière, nous en aviserons à Berlin, et je crois que j’aurai dans peu des moyens entre les mains pour vous rendre satisfait et content.

Adieu, cher cygne[6], faites-moi quelquefois entendre votre chant ; mais que ce ne soit point, selon la fiction des poètes, en rendant l’âme au bord du Simoïs. Je veux de vos lettres, vous bien portant et même mieux qu’à présent. Vous connaissez l’estime que j’ai pour vous, et vous en êtes persuadé.

  1. Cette lettre, qui a toujours été admise dans la correspondance de Voltaire et du roi de Prusse, n’est pas adressée à Voltaire, mais à Algarotti. (Pr.)
  2. Le palais des Destins, ch. VII de la Henriade, v. 116.
  3. C’est ainsi qu’on lit dans l’édition de Londres, dans celle de Berlin, dans celle de Liège ; et en note : de la comédie des Plaideurs. (B.)
  4. La plupart de ces vers, faits à la hâte sans doute, sont très-négligés. Ce sont des syllabes à la toise, comme dit Frédéric dans sa lettre du 23 mars 1742. (Cl.)
  5. Hercule de Fleury.
  6. Frédéric appelle ainsi Algarotti, dans une lettre à Voltaire, page 556.