Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1396

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 2-3).

1396. — À M. HELVÉTIUS,
à paris.
À Bruxelles, ce 7 de janvier.

Mon cher rival, mon poëte, mon philosophe, je reviens de Berlin, après avoir essuyé tout ce que les chemins de Vestphalie, les inondations de la Meuse, de l’Elbe et du Rhin, et les vents contraires sur la mer, ont d’insupportable pour un homme qui revole dans le sein de l’amitié. J’ai montré au roi de Prusse votre épître[1] corrigée j’ai eu le plaisir de voir qu’il a admiré les mêmes choses que moi, et qu’il a fait les mêmes critiques. Il manque peu de chose à cet ouvrage pour être parfait. Je ne cesserai de vous dire que, si vous continuez à cultiver un art qui semble si aisé, et qui est si difficile, vous vous ferez un honneur bien rare parmi les Quarante, je dis les quarante de l’Académie comme ceux des fermes.

Les Institutions de physique et l’Anti-Machiavel sont deux monuments bien singuliers. Se serait-on attendu qu’un roi du Nord et une dame de la cour de France eussent honoré à ce point les belles-lettres ? Prault a dû vous remettre de ma part un Anti-Machiavel[2] vous avez eu la Philosophie leibnitzienne[3] de la main de son aimable et illustre auteur. Si Leibnitz vivait encore, il mourrait de joie de se voir ainsi expliqué, ou de honte de se voir surpasser en clarté, en méthode et en élégance. Je suis en peu de choses de l’avis de Leibnitz ; je l’ai même abandonné sur les forces vives mais, après avoir lu presque tout ce qu’on a fait en Allemagne sur la philosophie, je n’ai rien vu qui approche, à beaucoup près, du livre de Mme  du Châtelet. C’est une chose honorable pour son sexe et pour la France. Il est peut-être aussi honorable pour l’amitié d’aimer tous les gens qui ne sont pas de notre avis, et même de quitter pour son adversaire un roi qui me comble de bontés, et qui veut me fixer à sa cour par tout ce qui peut flatter le goût, l’intérêt, et l’ambition. Vous savez, mon cher ami, que je n’ai pas eu grand mérite à cela, et qu’un tel sacrifice n’a pas dû me coûter. Vous la connaissez vous savez si on a jamais joint à plus de lumières un cœur plus généreux, plus constant, et plus courageux dans l’amitié. Je crois que vous me mépriseriez bien si j’étais resté à Berlin. M. Gresset, qui probablement a des engagements plus légers, rompra sans doute[4] ses chaînes à Paris pour aller prendre celles d’un roi à qui on ne peut préférer que Mme  du Châtelet. J’ai bien dit à Sa Majesté prussienne que Gresset lui plairait plus que moi, mais que je n’étais jaloux ni comme auteur ni comme courtisan. Sa maison doit être comme celle d’Horace :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · est locus uni-
cuique suus.

(Lib. I, sat. ix, v. 51 et 52.)

Pour moi, il ne me manque à présent que mon cher Helvétius ne reviendra-t-il point sur les frontières ? N’aurai-je point encore le bonheur de le voir et de l’embrasser ?

  1. L’Épître sur l’orgueil et la paresse de l’esprit.
  2. Il parait que Prault imprima aussi l’Anti-Machiavel, mais sans mettre son nom à l’édition dont il est question indirectement dans la lettre à Moussinot, du 7 octobre 1740.
  3. Le premier tome des Institutions de physique.
  4. Gresset n’alla pas en Prusse.