Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1428

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 42-43).

1428. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, le 7 avril.

Ô vous, qui cultivez les vertus du vrai sage,
L’amour des arts et l’amitié,
Vous dont la charmante moitié
Augmente encor vos goûts, puisqu’elle les partage !
De mon esprit lassé qu’énervait sa langueur
Vous avez ranimé la verve dégoûtée ;
Vous rallumez dans moi ce feu de Prométhée
Dont la froide physique avait éteint l’ardeur.
Ranimez donc Paris où les beaux-arts gemissent
Sans récompense et sans appui.
Qu’on pense comme vous, j’y revole aujourd’hui.

Mais de la France, hélas ! les jours heureux finissent ;
Apollon négligé fuit en d’autres climats.
De nos maîtres en vain j’avais suivi les pas,
En vain par une heureuse et pénible industrie
J’ai d’un poëme épique enrichi ma patrie.
Hélas ! quand je courais la carrière des arts,
La détestable Envie, aux farouches regards,
La Persécution m’accabla de ses armes.
Sur mes lauriers flétris je répandis des larmes,
Je maudis mes travaux, et mon siècle, et les arts.
Je fuyais une gloire ou funeste ou frivole
Qui trompe ses adorateurs.
Mais vous me rengagez ; un ami me console
Des jaloux, des bigots, et des persécuteurs.

C’est vous, mon cher ange gardien, qui m’encourageâtes à donner Alzire ; c’est vous qui avez corrigé Mahomet ; et je ne veux que vos conseils et vos suffrages. Il n’y a plus moyen de le faire jouer à Paris, après le départ de Dufresne mais j’ai voulu au moins essayer quel effet il ferait sur le théâtre. J’ai à Lille des parents[1], La Noue y a établi une troupe assez passable ; il est bon acteur, il ne lui manque que de la figure ; je lui ai confié ma pièce comme à un honnête homme dont je connais la probité. Il ne souffrira pas qu’on en tire une seule copie. Enfin c’est un plaisir que j’ai voulu donner à Mme  du Châtelet, et que je voudrais bien que vous pussiez partager. Mais commencez par guérir vos yeux et la fièvre de Mme  d’Argental. Soyez bien sûr que, quoique auteur, j’aime mieux votre santé que mon ouvrage.

On dira que je ne suis plus qu’un auteur de province mais j’aime encore mieux juger moi-même de l’effet que fera cet ouvrage, dans une ville où je n’ai point de cabale à craindre, que d’essuyer encore les orages de Paris. J’ai corrigé la pièce avec beaucoup de soin, et j’ai suivi tous vos conseils. La représentation m’éclairera encore, et me rendra plus sévère. C’est une répétition que je fais faire en province, pour donner la pièce à Paris quand vous le jugerez à propos. Ce sont vos troupes que j’exerce sur la frontière.

Je ne sais qui a pu faire courir le bruit que j’étais brouillé avec le roi de Prusse ; on l’a même imprimé ; la chose n’en est pas moins fausse. S’il m’avait retiré ses bontés, il serait vraisemblable que le tort serait de son côté car quand on se brouille avec un roi il est à croire que le roi a tort. Mais je ne veux pas laisser à mes ennemis le plaisir de croire que le roi de Prusse ait ce tort-là avec moi. Il me fait l’honneur de m’écrire aussi souvent qu’autrefois, et avec la même bonté.

Il est vrai qu’il a été un peu piqué que je l’aie quitté trop tôt ; mais le motif de mon départ de Berlin a dû augmenter son estime pour moi. Il n’a jamais compté que je pusse quitter Mme  du Châtelet. Il me connaît trop ; il sait quels droits a l’amitié, et il les respecte.

J’avoue que j’aurais à Berlin un peu plus de considération qu’à Paris ; mais il n’y a pour moi ni Paris ni Berlin : il n’y a que les lieux qu’habite votre amie et, si je pouvais vivre entre elle et vous, je n’aurais plus rien à désirer.

Elle répond à M. de Mairan. Cette guerre n’est pas susceptible d’esprit ; cependant elle y en a mis, en dépit du sujet. Elle y a joint de la politesse, car on porte son caractère partout. Elle fait mille compliments aux anges.

  1. M. et Mme  Denis, qui habitaient alors, à Lille, rue Royale, une maison dans laquelle Voltaire passa plusieurs jours, à diverses époques, et qui n’est pas éloignée de celle où est mort, en 1820, le vénérable Decroix. (CL.)