Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1429

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 44-45).


1429. — À M. L. C.[1]
15 avril 1741.

Monsieur, si vous voulez vous appliquer sérieusement à l’étude de la nature, permettez-moi de vous dire qu’il faut commencer par ne faire aucun système. Il faut se conduire comme les Boyle, les Galilée, les Newton ; examiner, peser, calculer et mesurer, mais jamais deviner. M. Newton n’a jamais fait de système : il a vu, et il a fait voir ; mais il n’a point mis ses imaginations à la place de la vérité. Ce que nos yeux et les mathématiques nous démontrent, il faut le tenir pour vrai. Dans tout le reste, il n’y a qu’à dire : J’ignore.

Il est incontestable que les marées suivent exactement le cours du soleil et de la lune : il est mathématiquement démontré que ces deux astres pèsent sur notre globe, et en quelle portion ils pèsent ; de là Newton a non-seulement calculé l’action du soleil et de la lune sur les marées de la terre, mais encore l’action de la terre et du soleil sur les eaux de la lune (supposé qu’il y en ait). Il est étrange, à la vérité, qu’un homme ait pu faire de telles découvertes ; mais cet homme s’est servi du flambeau des mathématiques, qui est la grande lumière des hommes. Gardez-vous donc bien, monsieur, de vous laisser séduire par l’imagination. Il faut la renvoyer à la poésie, et la bannir de la physique : imaginer un feu central pour expliquer le flux de la mer, c’est comme si on résolvait un problème avec un madrigal.

Qu’il y ait du feu dans tous les corps, c’est une vérité dont il n’est pas permis de douter : il y en a dans la glace même, et l’expérience le démontre ; mais qu’il y ait une fournaise précisément dans le centre de la terre, c’est une chose que personne ne peut savoir, et que par conséquent on ne peut admettre en physique.

Quand même ce feu existerait, il ne rendrait raison ni des grandes marées, ni pourquoi les marées retardent avec la lune des équinoxes et des solstices, ni de celles des pleines lunes, ni pourquoi les mers qui ne communiquent point à l’Océan n’ont aucune marée, etc. Donc il n’y aurait pas la moindre raison d’admettre ce prétendu foyer pour cause du gonflement des eaux.

Vous demandez, monsieur, ce que deviennent les eaux des fleuves portées à la mer ? Ignorez-vous qu’on a calculé combien l’action du soleil, à un degré de chaleur donné, dans un temps donné, élève d’eau pour la résoudre ensuite en pluies par le secours des vents ?

Vous dites, monsieur, que vous trouvez très-mal imaginé ce que plusieurs auteurs avancent, que les neiges et les pluies suffisent à la formation des rivières ; comptez que cela n’est ni bien ni mal imaginé, mais que c’est une vérité reconnue par le calcul. Vous pouvez consulter sur cela Mariotte et les Transactions d’Angleterre.

En un mot, monsieur, s’il m’est permis de répondre à l’honneur de votre lettre par des conseils, lisez les bons auteurs qui n’ont que l’expérience et le calcul pour guides ; et ne regardez tout le reste que comme des romans indignes d’occuper un homme qui veut s’instruire.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Lettre imprimée dans la Bibliothèque française, tome XXXVIII, page 256.