Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1436

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 51-52).

1436. À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Bruxelles), 5 mai.

Je croyais autrefois que nous n’avions qu’une âme,
Encore est-ce beaucoup, car les sots n’en ont pas ;
Vous en possédez trente, et leur céleste flamme
Pourrait seule animer tous les sots d’ici-bas.
Minerve a dirigé vos desseins politiques ;
Vous suivez à la fois Mars, Orphée, Apollon ;
Vous dormez en plein champ sur l’affût d’un canon ;
Neipperg fuit devant vous aux plaines germaniques.
César, votre patron, par qui tout fut soumis,
Aimait aussi les arts, et sa main triomphale
Cueille encor des lauriers dans ses nobles écrits ;
Mais a-t-il fait des vers au grand jour de Pharsale ?
À peine ce Neipperg est-il par vous battu,
Que vous prenez la plume en montrant votre épée.
Mon attente, ô grand roi ! n’a point été trompée,
Et non moins que Neipperg mon génie est vaincu.

Sire, faire des vers et de jolis vers après une victoire est une chose unique, et, par conséquent, réservée à Votre Majesté.

Vous avez battu Neipperg et Voltaire. Votre Majesté devrait mettre dans ses lettres des feuilles de laurier, comme les anciens généraux romains. Vous méritez à la fois le triomphe du général et du poëte, et il vous faudrait deux feuilles de laurier au moins.

J’apprends que Maupertuis est à Vienne ; je le plains plus qu’un autre ; mais je plains quiconque n’est pas auprès de votre personne. On dit que le colonel Camas[1], est mort bien fâché de n’être pas tué à vos yeux. Le major Knobertoff[2] (dont j’écris mal le nom) a eu au moins ce triste honneur, dont Dieu veuille préserver Votre Majesté ! Je suis sûr de votre gloire, grand roi, mais je ne suis pas sûr de votre vie ; dans quels dangers et dans quels travaux vous la passez, cette vie si belle ! des ligues à prévenir ou à détruire, des alliés à se faire ou à retenir, des sièges, des combats, tous les desseins, toutes les actions, et tous les détails d’un héros. Vous aurez peut-être tout, hors le bonheur. Vous pourrez, ou faire un empereur, ou empêcher qu’on n’en fasse un, ou vous faire empereur vous-même. Si le dernier cas arrive, vous n’en serez pas plus sacrée majesté pour moi.

J’ai bien de l’impatience de dédier[3] Mahomet à cette adorable Majesté. Je l’ai fait jouer à Lille, et il a été mieux joué qu’il ne l’eût été Paris mais, quelque émotion qu’il ait causée, cette émotion n’approche pas de celle que ressent mon cœur en voyant tout ce que vous faites d’héroïque.

  1. Voyez, tome XXXV, la note 2 de la page 449.
  2. Knobelsdorff. Ce n’était pas lui qui avait été tué voyez la lettre du roi, du 2 juin suivant, n° 1447.
  3. Mahomet ne fut pas dédié au roi de Prusse.