Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1466

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 92-94).
1466. — À M. DE FORMONT.
À Bruxelles, le 10 août.

Mon cher ami, il me semble que si je vivais entre vous et notre aimable Cideville, j’en aimerais mieux les vers et je les ferais meilleurs. Je suis charmé que vous ayez lu avec lui mon fripon de Prophète, et que vous soyez de même avis. Il ne faudrait jamais rien donner au public qu’après avoir consulté gens comme vous. Je ne regarde la tragédie que vous avez lue que comme une ébauche. Je sentais qu’il y avait dans cet embryon le germe de quelque chose d’assez neuf et d’assez tragique ; et, en vérité, si vous l’aviez vu jouer à Lille, vous auriez été ému. Vous avez grande raison de vouloir que mon illustre coquin ne se serve de la main du petit Séide pour tuer son bonhomme de père que faute d’autre car les crimes au théâtre, comme en politique, ne sont passables, à ce qu’on dit, qu’autant qu’ils sont nécessaires. Il ne serait pas mal, par exemple, que le grand-vicaire Omar dît au prélat Mahomet :

Pour ce grand attentat je réponds de Séide ;
C’est le seul instrument d’un pareil homicide.
Otage de Zopire, il peut seul aujourd’hui
L’approcher à toute heure, et te venger de lui.
Tes autres favoris, pour remplir ta vengeance,
Pour s’exposer à tout ont trop d’expérience ;
La jeunesse imprudente a plus d’illusions ;
Seide est enivré de superstitions,
Jeune, ardent, dévoré du zèle qui l’inspire[1].

Voilà à peu près comme je voudrais fonder cette action, en ajoutant à ces idées quelques autres préparations dont j’envoyai un cahier presque versifié à M. de l Cideville, il y a quelques jours[2]. Enfin j’y rêverai un peu à loisir ; et, si vous pensez l’un et l’autre qu’on puisse faire quelque chose de cet ouvrage, je m’y mettrai tout de bon.

C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.

(Boileau, ép. vii, v. 101.)

J’ai lu cette justification de Thomas Corneille dont vous me parlez. L’esprit fin et délicat de Fontenelle ne pourra jamais faire que son oncle minor ait eu l’imagination d’un poëte ; et Boileau avait raison de dire que Thomas avait été partagé en cadet de Normandie[3]. Il est plaisant de venir nous citer Camma et le Baron d’Albicrac : cela prouve seulement que M. de Fontenelle est un bon parent. C’est une grande erreur, ce me semble, de croire les pièces de ce Thomas bien conduites, parce qu’elles sont fort intriguées. Ce n’est pas assez d’une intrigue, il la faut intéressante, il la faut tragique, il ne la faut pas compliquée, sans quoi il n’y a plus de place pour les beaux vers, pour les portraits, pour les sentiments, pour les passions aussi ne peut-on retenir par cœur vingt vers de ce cadet, qui est partout un homme médiocre en poésie, aussi bien que son cher neveu, d’ailleurs homme d’un mérite très-étendu.

Il me tarde bien, mon cher confrère en Apollon, de raisonner avec vous de notre art, dont tout le monde parle, que si peu de gens aiment, et que moins d’adeptes encore savent connaître. Nous sommes le petit nombre des élus, encore sommes-nous dispersés. Il y a un jeune Helvétius qui a bien du génie ; il fait de temps en temps des vers admirables. En parlant de Locke, par exemple, il dit

D’un bras il abaissa l’orgueil du platonisme,
De l’autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme[4].

Je le prêche continuellement d’écarter les torrents de fumée dont il offusque le beau feu qui l’anime. Il peut, s’il veut, devenir un grand homme. Il est déjà quelque chose de mieux : bon enfant, vertueux, et simple. Embrassez pour moi mon cher Cideville, à qui j’écrirai bientôt.

Adieu ; aimez-moi, et encouragez-moi à n’abandonner les vers pour rien au monde. Adieu, mon très-aimable ami.

  1. Tout ce qui n’est pas en caractères italiques, dans ces neuf vers, fait partie du deuxième acte de Mahomet, scène vi.
  2. Le 9 juillet précédent.
  3. Voyez la Vie de Boileau, par M. Daunou, dans son édition des Œuvres complètes de Boileau Despréaux, 1825, tome Ier, page lxxii.
  4. Voyez tome XXIII, page 8.