Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1477

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 103-104).

1477. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, ce 28 octobre.

Vous, qu’à plus d’un doux mystère
Les dieux ont associé,
Dans l’art des vers initié,
Qui savez les juger aussi bien que les faire ;
Vous, Hercule en amour, Pylade en amitié,
Vous seul manquez encore aux charmes de ma vie.
Sous le ciel de Paris, grands dieux prenez le soin
De ramener ma Muse avec la sienne unie
C’est n’être point heureux que de l’être si loin.

Je compte donc, mon cher ami, passer par Paris au commencement de novembre ; je ne me flatte pas de vous y rencontrer ; je me plains, par avance, de ce que probablement je ne vous y verrai pas. C’est le temps où tout le monde est à la campagne, et vous êtes un de ces héros qui passez votre temps dans des châteaux enchantés. De Paris où irons-nous ? plaider à la plus voisine juridiction de Cirey, et de là replaider à Bruxelles. Ne voilà-t-il pas une vie bien digne d’une Émilie ! Cependant elle fait tout cela avec allégresse, parce que c’est un devoir. Je compte, moi, parmi mes devoirs, de rendre mon Prophète un peu plus digne de mon cher Aristarque. Je l’ai laissé reposer depuis quelques mois, afin de tâcher de le revoir avec des yeux moins paternels et plus éclairés. Quelle obligation n’aurai-je point à vos critiques, si jamais l’ouvrage vaut quelque chose ! Ce sont là de ces plaisirs que toutes sortes d’amis ne peuvent pas faire. Je doute que Pylade et Pirithoüs eussent corrigé des tragédies. Il me manque de vous voir pour vous en remercier. Je ne sais plus où vous me prendrez pour ajouter à vos faveurs celle de m’écrire. Dès que je serai fixé pour quelque temps, je vous le manderai.

J’ai lu le poëme[1] de Linant, que l’Académie s’accoutume à couronner. Il y a du bon. Je souhaite qu’il tire de son talent plus de fortune qu’il n’en recueillera de réputation. Je ne suis plus guère en état de l’aider comme je l’aurais voulu. Un certain Michel[2], à qui j’avais confié une partie de ma fortune, s’est avisé de faire la plus horrible banqueroute que mortel financier puisse faire. C’était un receveur général des finances de Sa Majesté. Or je ne conçois que médiocrement comment un receveur général des finances peut faire banqueroute sans être un fripon. Vous, qui êtes prêtre de Thémis comme d’Apollon, vous m’expliquerez ce mystère.

Mon Dieu, mon cher ami, qu’il y a des gens malheureux dans ce monde ! Vous souvenez-vous de votre compatriote et de votre ancien camarade Lecoq ? Je viens de voir arriver chez moi une figure en linge sale, un menton de galoche, une barbe de quatre doigts : c’était Lecoq, qui traîne sa misère de ville en ville. Cela fait saigner le cœur.

On m’a envoyé le Discours[3] de votre autre compatriote Fontenelle, à l’Académie. Cela n’est pas excellent ; mais heureux qui fait des choses médiocres à quatre-vingt-cinq ans passés !

Adieu, mon cher ami. Si vous avez encore à Rouen le très-aimable Formont, dites-lui, je vous en prie, combien il me serait doux de vivre entre vous deux.

  1. Ce poëme, intitulé les Accroissements de la Bibliothèque du roi, venait d’être couronné par l’Académie française, qui, en 1739, avait déjà adjugé le prix de poésie à Linant.
  2. Voyez la lettre 1316.
  3. En 1741 Fontenelle était membre de l’Académie française depuis un demi-siècle. Le choix, et non le sort, l’ayant désigné comme directeur pour le trimestre de juillet de la même année, il prononça, le 25 auguste, un Discours sur la circonstance même qui lui avait fait deferer cette dignité. (Cl.)