Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1505

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 128-130).

1505. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, ce 26 mai.

Le Salomon du Nord en est donc l’Alexandre,
Et l’amour de la terre en est aussi l’effroi !
L’Autrichien vaincu, fuyant devant mon roi,
Au monde à jamais doit apprendre
Qu’il faut que les guerriers prennent de vous la loi,
Comme on vit les savants la prendre.
J’aime peu les héros, ils font trop de fracas ;
Je hais ces conquérants, fiers ennemis d’eux-même,
Qui dans les horreurs des combats
Ont placé le bonheur suprême,
Cherchant partout la mort, et la faisant souffrir
À cent mille hommes leurs semblables.
Plus leur gloire a d’éclat, plus ils sont haïssables.
Ô ciel ! que je vous dois haïr !
Je vous aime pourtant, malgré tout ce carnage
Dont vous avez souillé les champs de nos Germains,
Malgré tous ces guerriers que vos vaillantes mains
Font passer au sombre rivage.
Vous êtes un héros, mais vous êtes un sage ;
Votre raison maudit les exploits inhumains
Où vous força votre courage ;

Au milieu des canons, sur des morts entassés,
Affrontant le trépas, et fixant la victoire,
Du sang des malheureux cimentant votre gloire,
Je vous pardonne tout, si vous en gémissez.

Je songe à l’humanité, sire, avant de songer à vous-méme ; mais, après avoir, en abbé de Saint-Pierre, pleuré sur le genre humain, dont vous devenez la terreur, je me livre à toute la joie que me donne votre gloire. Cette gloire sera complète si Votre Majesté force la reine de Hongrie à recevoir la paix, et les Allemands à être heureux. Vous voilà le héros de l’Allemagne et l’arbitre de l’Europe ; vous en serez le pacificateur, et nos prologues d’opéra[1] ne seront plus que pour vous.

La fortune, qui se joue des hommes, mais qui vous semble asservie, arrange plaisamment les événements de ce monde. Je savais bien que vous feriez de grandes actions j’étais sûr du beau siècle que vous alliez faire naître mais je ne me doutais pas, quand le comte du Four[2] allait voir le maréchal de Broglio, et qu’il n’en était pas trop content, qu’un jour ce comte du Four aurait la bonté de marcher avec une armée triomphante au secours du maréchal, et le délivrerait par une victoire. Votre Majesté n’a pas daigné, jusqu’à présent, instruire le monde des détails de cette journée[3] : elle a eu, je crois, autre chose à faire que des relations ; mais votre modestie est trahie par quelques témoins oculaires, qui disent tous qu’on ne doit le gain de la bataille qu’à l’excès de courage et de prudence que vous avez montré. Ils ajoutent que mon héros est toujours sensible, et que ce même homme, qui fait tuer tant de monde, est au chevet du lit de M. de Rottembourg[4]. Voilà ce que vous ne mandez point, et que vous pourriez pourtant avouer, comme des choses qui vous sont toutes naturelles.

Continuez, sire mais faites autant d’heureux au moins dans ce monde que vous en avez ôté ; que mon Alexandre redevienne Salomon le plus tôt qu’il pourra, et qu’il daigne se souvenir quelquefois de son ancien admirateur, de celui qui par le cœur est à jamais son sujet, de celui qui viendrait passer sa vie à vos pieds, si l’amitié, plus forte que les rois et que les héros, ne le retenait, et qui sera attaché à jamais à Votre Majesté avec le plus profond respect et la plus tendre vénération.

  1. Allusion aux prologues de Quinault en l’honneur de Louis XIV.
  2. Nom pris par Frédéric lors de son voyage à Strasbourg, au mois d’août 1740.
  3. La victoire de Chotusitz, remportée par Frédéric, le 17 mai 1742, sur le prince Charles de Lorraine.
  4. Le comte de Rottembourg, mort au commencement de 1752. Voyez la lettre du 18 janvier 1752, à Mme  Denis.