Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1507

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 130-131).

1507. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Camp de Kuttenberg, 18 juin.

Les palmes de la Paix[1] font cesser les alarmes ;
Au tranquille olivier nous suspendons nos armes.
Déjà l’on n’entend plus le sanguinaire son
Du tambour redoutable et du bruyant clairon ;
Et ces champs que la Gloire, en exerçant sa rage,
Souillait de sang humain, de morts, et de carnage,
Cultivés avec soins, fourniront dans trois mois
L’heureuse et l’abondante image
D’un pays régi par les lois.

Tous ces vaillants guerriers que l’intérêt du maître
Ou rendait ennemis, ou le faisait paraître,
De la douce amitié resserrant les liens,
Se prêtent des secours et partagent leurs biens.
La Mort l’apprend, frémit ; et ce monstre barbare,
De la Discorde en vain secouant les flambeaux,
Se replonge dans le Tartare,
Attendant des crimes nouveaux.

Ô Paix ! heureuse Paix ! répare sur la terre
Tous les maux que lui fait la destructive guerre !
Et que ton front, paré de renaissantes fleurs,
Plus que jamais serein, prodigue tes faveurs !
Mais, quel que soit l’espoir sur lequel tu te fonde,
Pense que tu n’auras rien fait
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde :
L’Ambition et l’Intérêt[2] !

J’espère qu’après avoir fait ma paix avec les ennemis, je pourrai à mon tour la faire avec vous. Je demande le Siècle de Louis XIV pour la sceller de votre part, et je vous envoie la relation que j’ai faite moi-même de la dernière bataille, comme vous me la demandez.

Je ne puis vous entretenir encore, jusqu’à présent, que de marches, de retraites honteuses, de poursuites, de coïonneries, et de toutes sortes d’événements qui, pour rouler sur des matières fort graves, n’en sont pas moins ridicules.

La santé de Rottembourg[3] commence à se rétablir ; il est entièrement hors de danger. Ne me croyez point cruel, mais assez raisonnable pour ne choisir un mal que lorsqu’il faut en éviter un pire. Tout homme qui se détermine à se faire arracher une dent, quand elle est cariée, livrera bataille lorsqu’il voudra terminer une guerre. Répandre du sang dans une pareille conjoncture, c’est véritablement le ménager ; c’est une saignée que l’on fait à son ennemi en délire, et qui lui rend son bon sens.

Adieu, cher Voltaire ; croyez toujours, et jusqu’à ce que je vous dise le contraire, que je vous estimerai et aimerai toute ma vie.

Fédéric.

  1. Par un premier traité, signé le 11 juin 1742, à Breslau, Frédéric venait de s’engager tout à coup à garder la neutralité avec la reine de Hongrie Marie-Thérèse, moyennant la cession que cette princesse lui fit de la Silésie et du comté de Glatz. (Cl.)
  2. Ces vers se trouvent aussi en tête de la lettre de Frédéric à Jordan, du 18 juin 1742.
  3. Il avait été blessé à la journée du 17 mai, où, selon Laveaux, il commandait comme général, et fit reculer quelques régiments de l’aile droite de l’armée autrichienne. (Cl.)