Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1523

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 149-150).
1523. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Paris, le 22 août, en partant.

Tandis que vous êtes à Lyon, mon cher et respectable ami, avec mon autre ange gardien, le diable, qui dispose de ma vie, m’envoie à Bruxelles ; et songez, s’il vous plaît, qu’à Bruxelles il n’y a que des Flamands qui ne sauront pas même si, dans la tragédie de Mahomet, il sera question de mahométisme. Mme  du Châtelet va, tout armée de compulsoires, de requêtes, et de contredits, perdre son argent et son temps à gagner des incidents inutiles d’un procès qui sera jugé à la quatrième ou cinquième génération :

Ô vanas hominum mentes ! ô pectora cæca

(Lucr., lib. II, v. 14.)

Pour moi, je dirai :

ô noctes cœnæque Deum !

( Hor., lib. II, sat. vi, v. 65.)

quand je vous reverrai à Paris. Je ne prétends pas vous regretter

précisément autant que fait Mme  d’Argental ; mais, après elle, je crois que je peux très-hardiment le disputer à tout le monde.

Je vois que M. Pallu[1] et M. Perichon, et tous ceux qui font les honneurs de Lyon, vont donner des indigestions à mes deux anges. M. de La Marche[2] n’est-il pas avec vous ? N’avez-vous pas un opéra, et, par-dessus tout cela, un cardinal[3] ? Voilà assurément de quoi passer son temps. Que dit M. de La Marche de ses confrères de Paris, qui ont instrumenté si pédantesquement contre mon prophète ? que dira M. le cardinal de Tencin ? que dira madame sa sœur de nos convulsionnaires en robe longue, qui ne veulent pas qu’on joue le Fanatisme, comme on dit qu’un premier président[4] ne voulait pas qu’on jouât Tartuffe ? Puisque me voilà la victime des jansénistes, je dédierai Mahomet au pape[5], et je compte être évêque in partibus infidelium, attendu que c’est là mon véritable diocèse. Bonjour, mes saints anges ; je me mets toujours à l’ombre de vos ailes. Voulez-vous des nouvelles ? on joue jeudi ma[6] comédie nouvelle ; Mlle  Gaussin a été saignée hier ; M. le cardinal de Fleury a eu une petite faiblesse ; on répète Hippolyte et Aricie[7].

À propos, vous avez mon Mahomet ; Mme  de Tencin le lira, monsieur le cardinal[8] le lira qu’en auront-ils dit ? et M. Pallu, on ne peut pas se dispenser de lui en accorder une lecture.

Je vous prie de présenter mes respects à madame votre tante ; et, si je n’étais pas aussi profane, aussi irrévocablement damné que j’ai l’honneur de l’être, je demanderais la bénédiction de Son Éminence.

  1. Voyez tome XXXIII, page 188.
  2. Claude-Philibert de La Marche, reçu président au parlement de Bourgogne en novembre 1718.
  3. Pierre Guérin de Tencin, oncle de d’Argental, avait été nommé cardinal au commencementde 1739, et archevêque de Lyon en 1740.
  4. Voyez tome XXIII, page 117.
  5. Voltaire dédia effectivement Mahomet à Benoit XIV, au lieu de Frédéric II.
  6. Ma doit être une faute : la Fête d’Auteuil ou la Fausse Méprise, comédie en trois actes et en vers libres, jouée le jeudi 23 auguste 1742, est de Boissy. (B.)
  7. Voyez tome XXXIII, page 385.
  8. Le cardinal de Tencin.