Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1571

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 202-203).

1571. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 6 avril.

Mon cher Voltaire, vous me comblez de biens, pendant que je garde sur vous un morne silence ; je reçois les fruits précieux de votre amitié, de vos veilles, et de votre étude, lorsque je cours encore de province en province, sans pouvoir fixer mon étoile errante, et reprendre mes anciens errements.

Me voilà enfin de retour de Breslau, après avoir politiqué, financé, et martialisé de reste. Je compte de goûter à présent quelque repos, et de recommencer mon commerce avec les Muses. Je vous enverrai bientôt l’avant-propos de mes Mémoires. Je ne puis vous envoyer tout l’ouvrage, car il ne peut paraître qu’après ma mort et celle de mes contemporains, et cela parce qu’il est écrit en toute verité, et que je ne me suis eloigné en quoi que ce soit de la fidélité qu’un historien doit mettre dans ses récits. Votre Histoire de l’esprit humain[1] est admirable ; mais qu’elle est humiliante pour notre espèce et pour la Providence même ! si pourtant elle fait choix de ceux qui doivent gouverner le monde et servir de ressort aux changements qui arrivent sur la terre.

Je suis bien fâché d’apprendre que la grippe vous ait si fort abattu. Je me flatte que l’esprit soutiendra le corps, comme l’huile fait durer la flamme dans la lampe.

D’Argens a fait représenter sa comédie[2], qui nous a fait bâiller tous. Il voulait la donner au théâtre de Paris ; mais je l’en ai dissuadé, car il aurait été sifflé à coup sûr. Vous êtes unique ; vous avez fait une tragédie à dix-neuf ans, et un poème épique à vingt ; mais tout le monde n’est pas Voltaire.

Les tracasseries ridicules des dévots de Paris[3] sont parvenues jusqu’au Nord. Je m’attendais bien que Voltaire serait réprouvé, dès qu’il comparaîtrait devant un aréopage de Midas crossés-mitrés. Gagnez sur vous de mépriser une nation qui méconnaît le mérite des Belle-Isle et des Voltaire, et venez dans un pays où l’on vous aime, et où l’on n’est point bigot. Adieu.

Frédéric.

La Pucelle ! la Pucelle ! la Pucelle ! et encore la Pucelle ! Pour l’amour de Dieu, ou plus encore pour l’amour de vous-même, envoyez-la-moi.

  1. L’Essai sur les Mœurs.
  2. L’Embarras de la cour.
  3. Pour empêcher la nomination de Voltaire à l’Académie française. L’Académie avait alors dans son sein Languet, archevêque de Sens après avoir été évêque de Soissons, et auteur de la Vie de Marie Alacoque ; le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg ; Boyer, évêque de Mirepoix, et beaucoup d’autres ecclésiastiques. (B.)