Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1572

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 203-205).


1572. — À M. DE VAUVENARGUES,
à Cirey, ce 10 février.
Paris, le 15 avril.

J’eus l’honneur de dire hier à M. le duc de Duras[1] que je venais de recevoir une lettre d’un philosophe plein d’esprit, qui d’ailleurs était capitaine au régiment du roi. Il devina aussitôt M. de Vauvenargues. Il serait en effet fort difficile, monsieur, qu’il y eût deux personnes capables d’écrire une telle lettre, et, depuis que j’entends raisonner sur le goût, je n’ai rien vu de si fin et de si approfondi que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

Il n’y avait pas quatre hommes dans le siècle passé qui osassent s’avouer à eux-mêmes que Corneille n’était souvent qu’un déclamateur ; vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m’étonne point qu’un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l’art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu’il faut, et de la manière dont il le faut mais, en même temps, je suis persuadé que ce même goût, qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l’art de Racine, vous fait admirer le génie de Corneille, qui a créé la tragédie dans un siècle barbare. Les inventeurs ont le premier rang, à juste titre, dans la mémoire des hommes. Newton en savait assurément plus qu’Archimède cependant les Équipondérants d’Archimède seront à jamais un ouvrage admirable. La belle scène d’Horace et de Curiace, les deux charmantes scènes du Cid, une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune, se soutiendraient à côté d’Athalie, quand même ces morceaux seraient faits aujourd’hui. De quel œil devons-nous donc les regarder quand nous songeons au temps où Corneille a écrit ! J’ai toujours dit In domo patris mei mansiones multæ sunt[2]. Molière ne m’a point empêché d’estimer le Glorieux de M. Destouches ; Rhadamiste m’a ému, même après Phèdre. Il appartient à un homme comme vous, monsieur, de donner des préférences, et point d’exclusions.

Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux d’avoir comparé Voiture à Horace[3]. La réputation de Voiture a dû tomber, parce qu’il n’est presque jamais naturel, et que le peu d’agréments qu’il a sont d’un genre bien petit et bien frivole. Mais il y a des choses si sublimes dans Corneille, au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu’il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu’on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien. Je sais, monsieur, que le public ne connaît pas encore assez tous les défauts de Corneille ; il y en a que l’illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés.

Il n’y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose ; le public commence toujours par être ébloui. On a d’abord été ivre des Lettres persanes dont vous me parlez. On a négligé le petit Livre de la Décadence des Romains, du même auteur ; cependant je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne dans ce bon livre, d’abord méprisé, et font assez peu de cas de la frivole imagination des Lettres persanes, dont la hardiesse, en certains endroits, fait le plus grand mérite. Le grand nombre des juges décide, à la longue, d’après les voix du petit nombre éclairé ; vous me paraissez, monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre. Je suis fâché que le parti des armes, que vous avez pris[4], vous éloigne d’une ville où je serais à portée de m’éclairer de vos lumières ; mais ce même esprit de justesse qui vous fait préférer l’art de Racine à l’intempérance de Corneille, et la sagesse de Locke à la profusion de Bayle, vous servira dans votre métier. La justesse sert à tout. Je m’imagine que M. de Catinat aurait pensé comme vous.

J’ai pris la liberté de remettre au coche de Nancy un exemplaire que j’ai trouvé d’une des moins mauvaises éditions de mes faibles ouvrages ; l’envie de vous offrir ce petit témoignage de mon estime l’a emporté sur la crainte que votre goût me donne. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre, etc.

Voltaire.

  1. Emmanuel-Félicité de Durfort, né en décembre 1715, et duc de Duras du vivant de son père, nommé maréchal de France en 1741.
  2. Évangile de saint Jean, ch. xiv, v. 2.)
  3. Satire ix, v. 27.
  4. Vauvenargues donna, en 1744, sa démission comme capitaine au régiment d’infanterie du roi, et se rendit à Aix, dans sa famille. En 1746 il vint à Paris, où il demeura, rue du Paon, faubourg Saint-Germain, à l’hôtel de Tours.