Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1623

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 261).
1623. — DE LA PRINCESSE ULRIQUE[1].
Octobre[2].

C’est pour vous faire part, monsieur, de l’aventure la plus étrange de ma vie, que j’ai le plaisir de vous écrire. Comme vous y avez donné lieu, je ne pouvais me dispenser de vous en faire le récit. Retirée dans ma solitude, dans le temps que Morphée sème ses pavots, je goûtais le plaisir d’un sommeil doux et tranquille. Un songe charmant s’emparait de mes sens ; Apollon, d’un port majestueux, l’air doux et gracieux, suivi des neuf Sœurs, se présente à ma vue. « J’apprends, dit-il, jeune mortelle, que tu reçus des vers[3] de mon favori. Une chétive prose fut toute ta réponse ; j’en fus offensé. Ton ignorance fit ton crime ; te pardonner, c’est l’ouvrage des dieux. Viens, je veux te dicter. » J’obéis en écrivant ce qui suit

Quand vous fûtes ici, Voltaire,
Berlin, de l’arsenal de Mars,
Devint le temple des beaux-arts ;
Mais trop plein de l’objet dont le cœur vous sut plaire,
Émilie en tous lieux présente à vos regards…
Enfin l’illusion, une douce chimère,
Me fit passer chez vous pour reine de Cythère.
Au sortir de ce songe heureux,
La vérité, toujours sévère,
À Bruxelles bientôt dessillera vos yeux ;
Je sens assez de nous la différence extrême.
Ô vous, tendres amis, qui vous rendez fameux,
Au haut de l’Hélicon vous vous placez vous-même ;
Moi, je dois tout à mes aïeux.
Tel est l’arrêt du sort suprême
Le hasard fait les rois, la vertu fait les dieux.

À ces mots je m’éveillai ; à mon réveil vous perdîtes un empîre, et moi, l’art de rimer. Contentez-vous, monsieur, qu’une deuxième fois, en prose, je vous assure de l’estime parfaite avec laquelle je suis votre affectionnée,

Ulrique.

  1. Louise-Ulrique, née le 24 juillet 1720, épousa, le 17 juillet 1744, Adolphe-Frédéric de Holstein-Eutin, proclamé roi de Suède le 6 aril 1751. Morte le 16 juillet 1782.
  2. La lettre 1632 parait être la réponse à celle-ci.
  3. Voyez le madrigal : Souvent un peu de vérité, etc., dans les Poésies mêlées (année 1743), tome X.