Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1629
Est-il vrai que, dans votre cour,
Vous avez placé, cet automne,
Dans les meubles de la couronne,
La peau de ce fameux tambour[1]1
Que Zisca fit de sa personne ?
La peau d’un grand homme enterré
D’ordinaire est bien peu de chose ;
Et, malgré son apothéose,
Par les vers il est dévoré.
Du destin de la tombe noire
Le seul Zisca fut préservé ;
Grâce à son tambour conservé,
Sa reau dure autant que sa gloire.
C’est un sort assez singulier.
Ah ! chetifs mortels que nous sommes !
Pour sauver la peau des grands hommes,
Il faut la faire corroyer.
Ô mon roi ! conservez la vôtre ;
Car le bon Dieu, qui vous la fit,
Ne saurait vous en faire une autre
Dans laquelle il mit tant d’esprit.
Il n’est pas infiniment respectueux de pousser un grand roi de questions ; mais on en usait ainsi avec Salomon, et il faut bien, sire, que le Salomon du Nord s’accoutume à éclairer son monde.
Sa Majesté me permettra donc que j’ose lui demander encore ce que c’est qu’un arc trouvé à Glatz[2]. Votre Majesté me dira peut-être qu’il faut m’adresser à Jordan ; mais ce Jordan, sire, est un paresseux, tout aimable qu’il est, et vous avez plutôt réglé quatre ou cinq provinces, et fait deux cents vers et quatre mille doubles croches, qu’il n’a écrit une lettre.
J’arrive à Lille, qui est une ville dans le goût de Berlin, mais où je ne reverrai ni l’opéra[3] ni la copie de Titus. Votre Majesté, et la reine mère, et Mme la princesse Ulrique, ne se remplacent point. Je n’ai pas encore l’armée de trois cent mille hommes avec laquelle je devais enlever la princesse ; mais, en récompense, le roi de France en a davantage. On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides ce sont trois cent mille chiens de chasse qu’on a peine à retenir : ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais, et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. Heureusement encore votre ami[4] de Strasbourg ne fera plus semblant de commander les armées ; et l’empereur, appuyé de Votre Majesté et de la France, pourra bientôt[5] donner des opéras à Munich.
Comme j’ai osé faire force questions à Votre Majesté, je lui ferai un petit conte ; mais c’est en cas qu’elle ne le sache pas déjà. Il y a quelques mois que Mme Adélaïde[6], troisième fille du roi mon maître, ayant treize louis d’or dans sa poche, se releva pendant la nuit, s’habilla toute seule, et sortit de sa chambre. Sa gouvernante s’éveilla, lui demanda où elle allait. Elle lui avoua ingénument qu’elle avait ordonné à un palefrenier de lui tenir deux chevaux prêts pour aller commander l’armée et secourir l’empereur ; mais, si elle apprend que Votre Majesté s’en mêle, elle dormira tranquillement désormais.
Au moment où j’ai l’honneur d’écrire à Votre Majesté, nos troupes sont en marche pour aller prendre le Vieux-Brisach. À l’égard des troupes de comédiens, j’apprends une singulière anecdote dans cette ville de Lille : c’est que, tandis qu’elle fut assiégée par le duc de Marlborough, on y joua la comédie tous les jours, et que les comédiens y gagnèrent cent mille francs. Avouez, sire, que voilà une nation née pour le plaisir et pour la guerre.
Titus prie toujours Votre Majesté pour ce pauvre Courtils[7], qui est à Spandau sans nez.
Je suis pour jamais aux pieds de Votre Humanité, etc.
- ↑ Les débris de ce tambour se trouvent au musée de Berlin, dans la section des curiosités historiques (Kunstkammer). Voyez tome XII, page 6 ; XIII, 441.
- ↑ C’était l’arc de Valasca, ancienne princesse paienne du comté de Glatz.
- ↑ Allusion à la Clémence de Titus, opéra dont Voltaire parle dans sa lettre du 28 octobre 1743, à Frédéric.
- ↑ Le maréchal de Broglie.
- ↑ L’empereur Charles VII rentra effectivement à Munich le 22 novembre 1744.
- ↑ Marie-Adélaïde, née le 23 mars 1732, et non le 3 ou le 5 mai, comme le disent quelques biographies ; morte dans les premiers mois de 1800.
- ↑ Nom du vieux gentilhomme franc-comtois dont Voltaire avait demandé la grâce, en septembre ou octobre 1743, à Frédéric, et qu’il cite dans ses Memoires. Ce malheureux, enfermé à Spandau en 1730 pour avoir pris part à un complot de désertion, ne fut relâché que le 7 juillet 1749. Les dominicains de Halberstadt le recueillirent.