Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1651

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 293).

1651. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, le 8 mai.

Si Marc-Tulle avait écrit en français, mon cher abbé, il aurait écrit comme vous. Je vous remercie de votre traduction, que je regarde comme un chef-d’œuvre. Il est vrai qu’il était fort difficile de donner Cicéron par pensées détachées on ne peut pas faire de jolies tabatières d’un grand morceau d’architecture dans lequel il n’y a point de petits ornements. Cependant vous avez trouvé le secret de faire lire par parcelles un homme qu’il faut lire tout entier.

Je n’ai pas entendu ce que vous voulez dire dans votre préface par opulence mal distribuée, à moins que ce ne soit les cent mille écus de rente des moines de Clairvaux, mes voisins, tandis que l’abbé de Bernis[1] n’a pas huit cents livres de revenu, et que l’auteur de Rhadamiste meurt de faim, et que le fils du grand Racine est obligé d’être, en province, directeur des fermes. Je comprends encore moins les plaintes que vous faites de notre luxe outré, tandis que nos princes sont à peine logés, et qu’il n’y a pas une maison dans Paris comparable à celles de Gênes. Personne n’a de pages ; il n’y a pas à Paris ce qui s’appelle un beau carrosse. Un homme qui marcherait avec trois laquais se ferait siffler. La mode des grandes livrées est presque abolie. On vit très-commodément, mais sans faste. Apparemment que vous songiez aux soupers de Lucullus et aux voyages d’Antoine, quand vous nous avez dit ces injures ; mais nous ne devons pas payer pour les Romains, dont nous n’avons ni les vertus ni les vices. J’aimerais mieux que vous voulussiez jouir des agréments de votre siècle que de les injurier. Un souper en bonne compagnie vaut mieux que des réflexions.

  1. L’abbé de Bernis, en 1744, n’avait pas encore trente ans, et il venait seulement de publier un recueil de Poésies diverses. Crébillon père et Louis Racine étaient, sous le rapport de l’âge et du talent, bien plus dignes d’intérêt. (Cl.