Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1664

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 309-310).

1664. — À M. MARTIN KAHLE[1].

Monsieur le doyen, je suis bien aise d’apprendre au public que vous avez écrit contre moi un petit livre. Vous m’avez fait beaucoup d’honneur. Vous rejetez, page 17, la preuve de l’existence de Dieu tirée des causes finales. Si vous aviez raisonné ainsi à Rome, le révérend père jacobin maître du sacré palais vous aurait mis à l’Inquisition ; si vous aviez écrit contre un théologien de Paris, il aurait fait censurer votre proposition par la sacrée faculté ; si contre un enthousiaste, il vous eût dit des injures, etc., etc. ; mais je n’ai l’honneur d’être ni jacobin, ni théologien, ni enthousiaste. Je vous laisse dans votre opinion, et je demeure dans la mienne. Je serai toujours persuadé qu’une horloge prouve un horloger, et que l’univers prouve un dieu. Je souhaite que vous vous entendiez vous-même sur ce que vous dites de l’espace et de la durée, et de la nécessité de la matière, et des monades, et de l’harmonie préétablie ; et je vous renvoie à ce que j’en ai dit en dernier lieu dans cette nouvelle édition, où je voudrais bien m’être entendu, ce qui n’est pas une petite affaire en métaphysique.

Vous citez, à propos de l’espace et de l’infini, la Mèdée de Sénèque, les Philippiques de Cicéron, les Métamorphoses d’Ovide, des vers du duc de Buckingham, de Gombaud, de Regnier, de Hapin, etc. J’ai à vous dire, monsieur, que je sais bien autant de vers que vous ; que je les aime autant que vous ; et que, s’il s’agissait de vers, nous verrions beau jeu ; mais je les crois peu propres à éclaircir une question métaphysique, fussent-ils de Lucrèce ou du cardinal de Polignac. Au reste, si jamais vous comprenez quelque chose aux monades, à l’harmonie préétablie ; et, pour citer des vers,

Si monsieur le doyen peut jamais concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir[2] :

si vous découvrez aussi comment, tout étant nécessaire, l’homme est libre, vous me ferez plaisir de m’en avertir. Quand vous aurez aussi démontré en vers ou autrement pourquoi tant d’hommes s’égorgent dans le meilleur des mondes possibles, je vous serai très-obligé.

J’attends vos raisonnements, vos vers, vos invectives ; et je vous proteste du meilleur de mon cœur que ni vous ni moi ne savons rien de cette question. J’ai d’ailleurs l’honneur d’être, etc.

  1. Cette lettre est de 1744, année où parut la traduction, faite par Gautier de Saint-Blancard, de l’ouvrage de Kahle. Le passage cité par Voltaire est en effet page 17 de la traduction française. (B.) — Voyez tome XXIII, page 193.
  2. Parodie des vers 31 et 32 de l’épître V de Boileau.