Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1665

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 310-312).

1665. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, le 11 juillet.

Le convalescent fait partir aujourd’hui, sous l’enveloppe de M. de La Reynière, le plus énorme paquet dont jamais vous ayez été excédé ; c’est, mes anges, toute la pièce avec les divertissements, telle à peu près que je suis capable de la faire. Je ne vous demande pas d’en être aussi contents que Mme  du Châtelet et M. le président Hénault[1], mais je vous demande de l’envoyer à M. le duc de Richelieu, et d’en paraître contents.

Je souhaiterais, pour le bien de votre âme, que vous voulussiez faire grâce à Sanchette, dont vous m’avez paru d’abord si mécontents. Tenez-moi quelque compte d’avoir mis au théâtre un personnage neuf dans l’année 1744, et d’avoir, dans ce personnage comique, mis de l’intérêt et de la sensibilité. Comment avez-vous pu jamais imaginer que le bas pût se glisser dans ce rôle ? comment est-ce que la naïveté d’une jeune personne ignorante, et à qui le nom seul de la cour tourne la tête, peut tomber dans le bas ? ne voulez-vous pas distinguer le bas du familier, et le naïf de l’un et de l’autre ?

Il n’y a de bas que les expressions populaires et les idées du peuple grossier. Un Jodelet est bas, parce que c’est un valet ou un vil bouffon à gages.

Morillo est d’une nécessité absolue ; il est le père de sa fille encore une fois, et on ne peut se passer de lui. Or, s’il faut qu’il paraisse, je ne vois pas qu’il puisse se montrer sous un autre caractère, à moins de faire une pièce nouvelle.

Je pourrai ajouter quelques airs aux divertissements, et surtout à la fin ; mais dans le cours de la pièce, je me vois perdu si on souffre des divertissements trop longs. Je maintiens que la pièce est intéressante, et ces divertissements n’étant point des intermèdes, mais étant incorporés au sujet, et faisant partie des scènes, ne doivent être que d’une longueur qui ne refroidisse pas l’intérêt.

Enfin vous pouvez, je crois, envoyer le tout à M. de Richelieu, et préparer son esprit à être content. S’il l’est, ne pourrait-on pas alors lui faire entendre que cette musique, continuellement entrelacée avec la déclamation des comédiens, est un nouveau genre pour lequel les grands échafaudages de symphonie ne sont point du tout propres ? Ne pourrait-on pas lui faire entendre qu’on peut réserver Rameau pour un ouvrage tout en musique ? Vous me direz ce que vous en pensez, et je me conformerai à vos idées.

Que de peines vous avez avec moi ! et que d’importunités de ma part ! En voici bien d’un autre. Vous souvenez-vous avec quels serments réitérés ce fripon de Prault vous promit de ne pas débiter l’infâme édition qu’il a fait faire à Trévoux ? M. Pallu me mande qu’elle est publique à Lyon. Je le supplie de la faire séquestrer ; mais je vous demande en grâce d’envoyer chercher ce misérable, et de lui dire que ma famille est très-résolue à lui faire un procès criminel s’il ne prend pas le parti de faire lui-même ses diligences pour supprimer cette œuvre d’iniquité. Il a assurément grand tort, et on ne peut se conduire avec plus d’imprudence et de mauvaise foi. Je travaillais à lui procurer une édition complète et purgée de toutes les sottises qu’il a mises sur mon compte, dans son indigne recueil et c’est pendant que je travaille pour lui, qu’il me joue un si vilain tour ! Il ne sent pas qu’il y perd, que son édition se vendrait mieux et ne serait point étouffée par d’autres si elle était bonne.

Mais presque tous les libraires sont ignorants et fripons ; ils entendent leurs intérêts aussi mal qu’ils les aiment avec fureur. La mauvaise foi de Prault me fait d’autant plus de peine que je me flattais que cette même édition, corrigée selon mes vues, serait celle dont je serais le plus content. Vous allez trouver ma douleur trop forte ; mais vous n’êtes pas père : pardonnez aux entrailles paternelles, vous qui êtes le parrain et le protecteur de tous mes enfants. Adieu, mon cher et respectable ami ; Mme  du Châtelet vous dit toujours des choses bien tendres : car comment ne vous pas aimer tendrement ? Mille respects à tous les anges.

P. S. Permettez que le bavard dise encore un petit mot de la Princesse de Navarre et du duc de Foix. Il m’est devenu important que cette drogue soit jouée, bonne ou mauvaise. Elle n’est pas faite pour l’impression ; elle produira un spectacle très-brillant et très-varié ; elle vaut bien la Princesse d’Élide, et c’est tout ce qu’il faut pour le courtisan, mais c’est aussi ce qu’il me faut. Cette bagatelle est la seule ressource qui me reste, ne vous déplaise, après la démission de M. Amelot[2], pour obtenir quelque marque de bonté qu’on me doit pour des bagatelles d’une autre espèce dans lesquelles je n’ai pas laissé de rendre service. Entrez donc un peu, mon cher ange, dans ma situation, et songez plutôt ici à votre ami qu’à l’auteur, et au solide qu’à la réputation. Je ferai pourtant de mon mieux pour ne pas perdre celle-ci.

Voltaire.

Autre bavarderie. Je suis pourtant toujours pour cet arbre chargé de trophées, dont les rameaux se réunissent. Est-ce encore ce coquin de M. le chevalier Roi qui m’a volé cette idée ? Je viens de lire Nirée[3]. Je ne sais si je me trompe, mais cela ne me parait écrit ni naturellement ni correctement.

Ces deux choses manquant font déteslablement[4].

J’en demande pardon à monsieur le chevalier.

  1. Le président, après avoir passé le 7 juillet à Cirey, écrivit ce qui suit au comte d’Argenson, dans une lettre datée de Plombières, le jeudi 9 juillet 1744

    « J’ai aussi passé par Cirey, c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque, et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’École d’Athènes, où sont rassemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, etc… et tout cela est accompagné d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaine de Saxe, etc… enfin je vous dis que l’on croit rêver. Il m’a lu sa pièce ; j’en ai été très-content. Il n’a omis aucun de mes conseils ni aucune de mes corrections, et il est parvenu à être comique et touchant. Mais que dites-vous de Rameau, qui est devenu bel esprit et critique, et qui s’est mis à corriger les vers de Voltaire ? J’en ai écrit à M. de Richelieu deux fois. Ce fou-là (Rameau) a pour conseil toute la racaille des poëtes ; il leur montrera l’ouvrage. L’ouvrage sera mis en pièces, déchiré, critiqué… »

  2. Renvoyé le 26 avril 1744.
  3. C’était la cinquième entrée du Ballet de la Paix ; paroles de Roi, musique de Rebel et Francœur.
  4. Parodie de ce vers des Femmes savantes, acte III, scène ii :
    Ces deux adverbes joints font admirablement.