Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1692

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Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 336-337).

1692. — À M. DE VAUVENARGUES.
Versailles, le 7 janvier.

Le dernier ouvrage[1] que vous avez bien voulu m’envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goût, dans un siècle où tout me semble un peu petit, et où le faux bel esprit s’est mis à la place du génie.

Je crois que si on s’est servi du terme d’instinct pour caractériser La Fontaine, ce mot instinct signifiait génie. Le caractère de ce bonhomme était si simple que, dans la conversation, il n’était guère au-dessus des animaux qu’il faisait parler ; mais, comme poëte, il avait un instinct divin, et d’autant plus instinct qu’il n’avait que ce talent. L’abeille est admirable, mais c’est dans sa ruche ; hors de là l’abeille n’est qu’une mouche.

J’aurais bien des choses à vous dire sur Boileau et sur Molière. Je conviendrais sans doute que Molière est inégal dans ses vers, mais je ne conviendrais pas qu’il ait choisi des personnages et des sujets trop bas. Les ridicules fins et déliés dont vous parlez ne sont agréables que pour un petit nombre d’esprits déliés. Il faut au public des traits plus marqués. De plus, ces ridicules si délicats ne peuvent guère fournir des personnages de théâtre. Un défaut presque imperceptible n’est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans lesquelles il entre de la passion, qui soient propres à l’intrigue. Il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d’autant plus frappé de cette vérité que je suis actuellement occupé d’une fête[2] pour le mariage de monsieur le dauphin, dans laquelle il entre une comédie, et je m’aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au théâtre. C’est cette fête qui m’empêche d’entrer avec vous, monsieur, dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées ; mais rien ne m’empêche de sentir le plaisir que me donnent les vôtres.

Je ne prêterai à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je ne pus refuser le premier à une personne digne d’en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage, en faisait des admirateurs, a fait nécessairement des indiscrets. L’ouvrage a couru. Il est tombé entre les mains de M. de La Bruère, qui, n’en connaissant pas l’auteur, a voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce M. de La Bruère est un homme de mérite et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez. Il n’aura pas toujours de pareils présents à faire au public. J’ai voulu en arrêter l’impression, mais on m’a dit qu’il n’en était plus temps. Avalez, je vous en prie, ce petit dégoût, si vous haïssez la gloire.

Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit si vrai, si naturel, si facile, et quelquefois si sublime. Qu’il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez-moi une amitié que vous devez à celle que vous m’avez inspirée. Adieu, monsieur je vous embrasse tendrement[3].

  1. Réflexions critiques sur quelques poëtes.
  2. La Princesse de Navarre ; voyez tome IV, page 271.
  3. Cette lettre de Voltaire est sinon moins affectueuse, du moins plus cérémonieuse que les précédentes ; si l’on remarque que la correspondance a été interrompue pendant près d’un an, on s’expliquera la différence de ton. (G.)