Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1691

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Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 334-336).

1691. — À M. DE LA CONDAMINE[1],
à la haye.
Versailles, le 7 janvier.

Votre style, monsieur, n’est point d’un homme de l’autre monde ; votre cœur pourrait bien en étre ; vous vous souvenez de vos amis, et ce n’est pas la mode de cet hémisphère. Il est vrai que vous êtes fait pour être excepté. Il s’en faut bien qu’on vous ait oublié pendant vos dix ans d’absence ; on parlait toujours de vous à Paris, tandis que vous étiez sur la montagne de Pichincha. Vous avez dû jouir du plaisir d’occuper de vous les deux moitiés du globe. Revenez donc vite à Paris, et faites-vous peindre comme M. de Maupertuis, aplatissant la terre d’un côté, tandis qu’il la presse de l’autre ; on ne dira plus que la figure du monde passe[2] ; vous l’aurez fixée[3] pour jamais. Il est question de vous fixer aussi à la fin, et de venir jouir du fruit de vos travaux, et, surtout, qu’on ne puisse pas dire du succès de votre voyage :

Tout leur bien du Pérou n’étant que du caquet.

Je vous ai écrit plusieurs fois, et, surtout, quand M. Dufaï, votre ancien ami et le mien, vivait encore. Que vous trouverez ici d’honnêtes gens de moins et de sottises de plus ! que vous trouverez de choses changées ! Je me suis fait tant soit peu physicien, pour être plus digne de vous revoir ; mais c’est Mme  du Châtelet qui mérite toute votre attention, en qualité de sublime géomètre. Elle s’est mise à éclaircir Leibnitz, ce qui était très-difficile et moi, à embrouiller Newton ce qui était très aisé ; mais elle a été mieux imprimée que moi ; et l’édition des Éléments de Newton, faite en Hollande, est entièrement ridicule. Gardez-vous bien d’en lire un mot ; j’aurai l’honneur de vous en présenter à Paris une moins mauvaise.

Je conçois que vous devez être retenu à la Haye par les agréments de la société ; vous devez être surtout bien content de notre ministre, M. de La Ville. Vous aurez fait de grands dîners chez M. le général Debrosses ; vous aurez dit des galanteries espagnoles à Mme  de Saint-Gilles. Avez-vous vu mon cher et respectable ami, M. de Podewils, l’envoyé de Prusse ? Il était bien malade quand il est arrivé à la Haye, et j’ai peur qu’il n’ait pu jouir du plaisir de vous entretenir[4]. La Haye est un des endroits de la terre où j’aurais le mieux aimé à vivre[5] ; mais je donne encore la préférence à Paris, où je vous attends avec l’impatience de l’amitié, très-indépendante de celle de la curiosité.

Vous me trouverez aussi maigre et aussi malade que vous m’avez laissé, et aussi rempli d’attachement pour vous ; je ne vous traite point comme un ami de l’autre monde[6]. Point de compliments. Je reprends avec vous mes anciens errements. Il n’y a point eu de mille lieues entre nous[7]. Je vous embrasse de tout mon cœur, comme vous le permettiez autrefois.

  1. Charles-Marie de La Condamine était parti le 16 mai 1735, avec Godin et Bouguer, pour le Pérou. Pendant ces dix ans d’absence, Voltaire lui écrivit plusieurs lettres, mais La Condamine ne les reçut pas. Le premier soin de celui-ci, en arrivant à la Haye, fut d’écrire à Voltaire, avec lequel il se refroidit neuf ans plus tard, lors de la rupture de ce dernier avec Maupertuis. (Cl.) — Le texte de cette lettre a été donné par M. V. Advielle, Lettres et Poésies inédites de Voltaire, 1872, d’après une copie faisant partie des collections de la princesse Ulrique, à Stockholm.
  2. I. Corinth., vii, 31.
  3. La figure de ce monde passe ; vous l’avez fixée. (Var. Advielle.)
  4. Entretenir, que porte la copie de Stockholm, vaut mieux que entrevoir, que donne Beuchot.
  5. Où j’aimerais mieux vivre. (Var. Advielle.)
  6. Comme un homme de l’autre monde. (Id.)
  7. De deux mille lieues entre nous. (Id.)