Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1718

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Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 355-357).

1718. — À LA PRINCESSE ULRIQUE[1].
À Paris, ce 2 mai 1745[2]

Madame, j’ai eu la consolation de voir ici M. Hourleman[3], dont j’estropie peut-être le nom, mais qui n’estropie pas les nôtres, car il parle français comme Votre Altesse royale. Il m’a assuré, madame, du souvenir dont vous daignez m’honorer, et il augmente, s’il se peut, mes regrets et mon attachement pour votre personne. Je n’ai jamais eu plus de plaisir que dans sa conversation ; il ne m’a cependant rien appris de nouveau ; il m’a dit combien Votre Altesse royale est idolâtrée de toute la Suède. Qui ne le sait pas, madame, et qui ne plaint pas les pays que vous n’embellissez point ? Il dit qu’il n’y a plus de glaces dans le Nord, et que je n’y trouverai que des zéphyrs, si jamais je peux aller faire ma cour à Votre Altesse royale. Rempli la nuit de ces idées, je vis en songe un fantôme d’une espèce singulière.

À sa jupe courte et légère[4],
À son pourpoint, à son collet,
Au chapeau chargé d’un plumet,
Au ruban ponceau qui pendait
Et par devant et par derrière,
À sa mine galante et fiere
D’amazone et d’aventurière,
À ce nez de consul romain,
À cette fierté[5] d’héroïne,

À ce grand œil tendre et hautain[6],
Soudain je reconnus Christine.
Christine des arts le soutien,
Christine qui céda pour rien
Et son royaume et votre Église,
Qui connut tout et ne crut rien,
Que le saint-père canonise,
Que damne le luthérien,
Et que la gloire immortalise.

Elle me demanda si tout ce qu’on disait de madame la princesse royale était vrai. Moi, qui n’avais pas l’esprit assez libre pour adoucir la vérité, et qui ne faisais pas réflexion que les dames et quelquefois les reines peuvent être un peu jalouses, je me laissai aller à mes transports, et je lui dis que Votre Altesse royale était à Stockholm, comme à Berlin, les délices, l’espérance et la gloire de l’État. Elle poussa un grand soupir et me dit ces mots

« Si comme elle j’avais gagné
Les cœurs et les esprits de la patrie entière,
Si comme elle toujours j’avais eu l’art de plaire,
J’aurais toujours voulu régner.
Il est beau de quitter l’autorité suprême,
Il est encor plus beau d’en soutenir le poids.
Je cessai de régner pouvant donner des lois.
Ulric règne sans diadème,
Je descendis pour m’élever.
Je recherchais la gloire, et son cœur la mérite,
J’étonnai l’univers, qu’elle a su captiver,
On a pu m’admirer, mais il faut qu’on l’imite. »

Je pris la liberté de lui répondre que ce n’était pas là un conseil aisé à suivre ; elle eut la bonne foi d’en convenir. Il me parut qu’elle aimait toujours la Suède, et que c’était la véritable raison pour laquelle elle vous pardonnait toutes vos grandes qualités, qui feront le bonheur de sa patrie. Elle me demanda si je n’irais point faire ma cour à Votre Altesse royale, dans ce beau palais que M. Hourleman vous fait bâtir. « Descartes vint bien me voir,

dit-elle, pourquoi ne feriez-vous pas le voyage ?

— Ah lui dis-je, belle immortelle,
Descartes, ce rêveur dont on fut si jaloux,
Mourut de froid auprès de vous,
Et je voudrais mourir de vieillesse auprès d’elle. »

On me dira peut-être, madame, que je rêve toujours en parlant à Votre Altesse royale, et que mon second rêve ne vaut pas le premier[7]. Il est bien sûr, au moins, que je ne rêve point quand je porte envie à tous ceux qui ont le bonheur de vous voir et de vous entendre, et quand je proteste que je serai toute ma vie avec un attachement inviolable, et avec le plus profond respect, de Votre Altesse royale, madame, le très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. Princesse royale de Suède depuis juillet 1744.
  2. Cette lettre est dans Beuchot à la date de mai 1750. M. V. Advielle, d’après l’original conservé à la Bibliothèque de Stockholm, donne celle du 2 mai 1745. La réponse de la princesse Ulrique (lettre 1749) doit aussi être rapportée, par consequent, de juillet 1750 à juillet 1745.
  3. Var. Beuchot : Esourleman.
  4. Cette pièce de vers a été publiée incorrectement, en 1751, par M. Arckenholtz, dans ses Mémoires concernant Christine, reine de Suède, tome II, page 293. — Voltaire se plaint, dans une lettre à un membre de l’Académie de Berlin (Potsdam, 15 avril 1752), de ce que ledit Arckenholtz avait estropié et falsifié ce poëme,
    dont il donne la copie. Or cette copie n’est pas si conforme à l’original que la
    copie dite falsifiée par Arckenholtz. (V. A.)

  5. À ce front altier d’héroïne.
    (Var. Beuchot.)
  6. Beuchot ajoute  :
    Moins beau que le vôtre et moins fin.
    Christine aurait toujours régné.
    (Var. Beuchot.)
  7. Allusion au célèbre madrigal « Souvent un peu de vérité. »