Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1845

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Correspondance de Voltaire/1746
Correspondance : année 1746GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 466-467).

1845. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
À Paris, ce 21 août.

Je dois passer, monsieur, dans votre esprit, pour un ingrat et pour un paresseux. Je ne suis pourtant ni l’un ni l’autre ; je ne suis qu’un malade dont l’esprit est prompt et la chair très-infirme[1]. J’ai été, pendant un mois entier, accablé d’une maladie violente, et d’une tragédie qu’on me faisait faire pour les relevailles de madame la dauphine. C’était à moi naturellement de mourir, et c’est madame la dauphine qui est morte, le jour que j’avais achevé ma pièce. Voilà comme on se trompe dans tous ses calculs !

Vous ne vous êtes assurément pas trompé sur Montaigne. Je vous remercie bien, monsieur, d’avoir pris sa défense. Vous écrivez plus purement que lui, et vous pensez de même. Il semble que votre portrait, par lequel vous commencez, soit le sien. C’est votre frère que vous défendez, c’est vous-même. Quelle injustice criante de dire que Montaigne n’a fait que commenter les anciens ! Il les cite à propos, et c’est ce que les commentateurs ne font pas. Il pense, et ces messieurs ne pensent point. Il appuie ses pensées de celles des grands hommes de l’antiquité ; il les juge, il les combat, il converse avec eux, avec son lecteur, avec lui-même ; toujours original dans la manière dont il présente les objets, toujours plein d’imagination, toujours peintre, et, ce que j’aime, toujours sachant douter. Je voudrais bien savoir, d’ailleurs, s’il a pris chez les anciens tout ce qu’il dit sur nos modes, sur nos usages, sur le nouveau monde découvert presque de son temps[2], sur les guerres civiles dont il était le témoin, sur le fanatisme des deux sectes qui désolaient la France. Je ne pardonne à ceux qui s’élèvent contre cet homme charmant que parce qu’ils nous ont valu l’apologie que vous avez bien voulu en faire.

Je suis bien édifié de savoir que celui qui veille sur nos côtes[3] est entre Montaigne et Épictète. Il y a peu de nos officiers qui soient en pareille compagnie. Je m’imagine que vous avez aussi celle de votre ange gardien, que vous m’avez fait voir à Versailles. Cette Michelle et ce Michel Montaigne sont de bonnes ressources contre l’ennui. Je vous souhaite, monsieur, autant de plaisir que vous m’en avez fait.

Je ne sais si la personne à qui vous avez envoyé votre dissertation, également instructive et polie, osera imprimer sa condamnation. Pour moi, je conserverai chèrement l’exemplaire que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer. Pardonnez-moi encore une fois, je vous en supplie, d’avoir tant tardé à vous en faire mes tendres remerciements. Je voudrais, en vérité, passer une partie de ma vie à vous voir et à vous écrire ; mais qui fait dans ce monde ce qu’il voudrait ? Mme du Châtelet vous fait les plus sincères compliments ; elle a un esprit trop juste pour n’être pas entièrement de votre avis ; elle est contente de votre petit ouvrage, à proportion de ses lumières, et c’est dire beaucoup.

Adieu, monsieur ; conservez à ce pauvre malade des bontés qui font sa consolation, et croyez que l’espérance de vous voir quelquefois et de jouir des charmes de votre commerce me soutiennent dans mes longues infirmités.

  1. Saint Matthieu, ch. xxvi, v. 41 ; et saint Marc, ch. xiv, v. 38.
  2. Michel de Montaigne naquit le 28 février 1533, environ quarante ans après la découverte de l’Amérique.
  3. De Tressan, alors maréchal de camp, faisait partie de l’expédition confinée au duc de Richelieu en faveur de la cause du Prétendant, et était particulièrement chargé du commandement de l’armée des côtes de la Manche.