Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1861

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Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 484-486).

1861. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Potsdam), 22 février.

Vous n’avez donc point fait votre Sémirams pour Paris ? On ne se donne pas non plus la peine de travailler avec soin une tragédie pour la laisser vieillir dans un portefeuille. Je vous devine ; avouez donc que cette pièce a été composée pour notre théâtre de Berlin. À coup sûr, c’est une galanterie que vous me faites, et que votre discrétion, ou votre modestie, vous empêche d’avouer. Je vous en fais mes remerciements à la lettre, et j’attends la pièce pour l’applaudir : car on peut applaudir d’avance quand il s’agit de vos ouvrages. Il n’y a qu’une injustice extrême de la part du public, ou plutôt les intrigues et les cabales qui peuvent vous enlever les louanges que vous méritez.

Voilà donc votre goût décidé pour l’histoire ; suivez, puisqu’il le faut, cette impulsion étrangère ; je ne m’y oppose pas. L’ouvrage qui m’occupe[1] n’est point dans le genre de mémoires ni de commentaires ; mon personnel n’y entre pour rien. C’est une fatuité en tout homme de se croire un être assez remarquable pour que tout l’univers soit informé du détail de ce qui concerne son individu. Je peins en grand le bouleversement de l’Europe ; je me suis appliqué à crayonner les ridicules et les contradictions que l’on peut remarquer dans la conduite de ceux qui la gouvernent. J’ai rendu le précis des négociations les plus importantes, des faits de guerre les plus remarquables, et j’ai assaisonné ces récits de réflexions sur les causes des événements et sur les différents effets qu’une même chose produit quand elle arrive dans d’autres temps, ou chez différentes nations. Les détails de guerre, que vous dédaignez, sont sans doute ces longs journaux qui contiennent l’ennuyeuse énumération de cent minuties, et vous avez raison sur ce sujet ; cependant il faut distinguer la matière de l’inhabileté de ceux[2] qui la traitent pour la plupart du temps. Si on lisait une description de Paris où l’auteur s’amusât à donner l’exacte dimension de toutes les maisons de cette ville immense, et où il n’omît pas jusqu’au plan du plus vil brelan, on condamnerait ce livre et l’auteur au ridicule ; mais on ne dirait pas pour cela que Paris est une ville ennuyeuse. Je suis du sentiment que de grands faits de guerre écrits avec concision et vérité, qui développent les raisons qu’un chef d’armée a eues en se décidant, et qui exposent pour ainsi dire l’âme de ses opérations ; je crois, je le répète, que de pareils mémoires doivent servir d’instruction à tous ceux qui font profession des armes. Ce sont des leçons qu’un anatomiste fait à des sculpteurs, qui leur apprennent par quelles contractions les muscles du corps humain se remuent. Tous les arts ont des exemples et des préceptes. Pourquoi la guerre, qui défend la patrie et sauve les peuples d’une ruine prochaine, n’en aurait-elle pas ?

Si vous continuez à écrire sur ces dernières guerres, ce sera à moi à vous céder ce champ de bataille ; aussi bien mon ouvrage n’est-il pas fait pour le public.

J’ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d’apoplexie imparfaite ; mon tempérament et mon âge m’ont rappelé à la vie. Si j’étais descendu là-bas, j’aurais guetté Lucrèce et Virgile, jusqu’au moment que je vous aurais vu arriver : car vous ne pourrez avoir d’autre place dans l’Élysée qu’entre ces deux messieurs-là. J’aime cependant mieux vous appointer dans ce monde-ci ; ma curiosité sur l’infini et sur les principes des choses n’est pas assez grande pour me faire hâter le grand voyage. Vous me faites espérer de vous revoir ; je ne m’en réjouirai que quand je vous verrai, car je n’ajoute pas grand’foi à ce voyage. Cependant vous pouvez vous attendre à être bien reçu,


Car je t’aime toujours, tout ingrat et vaurien :
Et ma félicité fait grâce à ta faiblesse[3] ;
Je te pardonne tout avec un cœur chrétien.

Le duc de Richelieu a vu des dauphines, des fêtes, des cérémonies, et des fats ; c’est le lot d’un ambassadeur. Pour moi, j’ai vu le petit Paulmy[4] aussi doux qu’aimable et spirituel. Nos beaux esprits l’ont dévalisé en passant, et il a été obligé de nous laisser une comédie charmante, qui a eu assez de succès à la représentation ; il doit être à présent à Paris. Je vous prie de lui faire mes compliments, et de lui dire que sa mémoire subsistera toujours ici avec celle des gens les plus aimables.

Vous avez prêté votre Pucelle à la duchesse de Wurtemberg[5] ; apprenez qu’elle l’a fait copier pendant la nuit. Voilà les gens à qui vous vous confiez et les seuls qui méritent votre confiance, ou plutôt à qui vous devriez vous abandonner tout entier, sont ceux avec lesquels vous êtes en défiance. Adieu puisse la nature vous donner assez de force pour venir dans ce pays-ci, et vous conserver encore de longues années pour l’ornement des lettres et pour l’honneur de l’esprit humain !

  1. L’Histoire de mon temps.
  2. Le jésuite Daniel, par exemple. (Cl.) — Voyez ce qu’en dit Voltaire, tome XIV. page 61.
  3. Vers 30 à 32 de l’Épitre à Génonville, tome X.
  4. Voyez la note 2 de la pase 90. Aucun de ses ouvrages dramatiques n’a été imprimé.
  5. Mère des princes Charles-Eugène et Louis-Eugène de Wurtemberg, avec lesquels Voltaire fut en relations fréquentes.