Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1862

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Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 486-488).

1862. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Versailles, ce 9 mars.

Les fileuses des destinées,
Les Parques, ayant mille fois
Entendu les âmes damnées
Parler là-bas de vos exploits,
De vos rimes si bien tournées,
De vos victoires, de vos lois,
Et de tant de belles journées,
Vous crurent le plus vieux des rois.
Alors des rives du Cocyte
À Berlin vous rendant visite,
La Mort s’en vint, avec le Temps,
Croyant trouver des cheveux blancs,
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatre-vingts ans.
Que l’inhumaine fut trompée !
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte, et votre épée ;
Elle songea, pour mon bonheur,
Qu’Orphée autrefois par sa lyre,
Et qu’Alcide par sa valeur,
La bravèrent dans son empire.

Dans vous, dans mon prince elle vit[1]
Le seul homme qui réunit
Les dons d’Orphée et ceux d’Alcide ;
Doublement elle vous craignit,
Et, laissant son dard homicide,
S’enfuit au plus vite, et partit
Pour aller saisir la personne
De quelque pesant cardinal,
Ou pour achever, dans Lisbonne,
Le prêtre-roi[2] de Portugal.

Vraiment, sire, je ne vous dirais pas de ces bagatelles rimées, et je serais bien loin de plaisanter, si votre lettre, en me rassurant, ne m’avait inspiré de la gaieté. La Renommée, qui a toujours ses cent bouches ouvertes pour parler des rois, et qui en ouvre mille pour vous, avait dit ici que Votre Majesté était à l’extrémité, et qu’il y avait très-peu d’espérance. Cette mauvaise nouvelle, sire, vous aurait fait grand plaisir, si vous aviez vu comme elle fut reçue. Comptez qu’on fut consterné, et qu’on ne vous aurait pas plus regretté dans vos États. Vous auriez joui de toute votre renommée, vous auriez vu l’effet que produit un mérite unique sur un peuple sensible ; vous auriez senti toute la douceur d’être chéri d’une nation qui, avec tous ses défauts, est peut-être dans l’univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais ne louent que des Anglais ; les Italiens ne sont rien ; les Espagnols n’ont plus guère de héros, et n’ont pas un écrivain ; les monades de Leibnitz, en Allemagne, et l’harmonie préétablie, n’immortaliseront aucun grand homme. Vous savez, sire, que je n’ai pas de prévention pour ma patrie ; mais j’ose assurer qu’elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nés dans son sein.

Pour moi, sire, votre péril me fit frémir, et me coûta bien des larmes. Ce fut M. de Paulmy qui m’apprit que Votre Majesté se portait bien, et qui me rendit ma joie.

Je serais tenté de croire que les pilules de Stahl doivent faire du bien au roi de Prusse ; elles ont été inventées à Berlin, et elles m’ont presque guéri en dernier lieu. Si elles ont un peu raccommodé mon corps cacochyme, que ne feront-elles point au tempérament d’un héros

Si quelque jour elles me rendent un peu de forces, je vous demanderai assurément la permission de venir encore vous admirer ; peut-être Votre Majesté ne serait-elle pas fâchée de me donner ses lumières sur ce qu’elle a fait et sur ce qu’elle pense de grand. Je lui jure qu’elle ne se plaindrait pas que j’eusse donné à Mlle la duchesse de Wurtemberg ce que je devais donner au grand Frédéric. Elle a peut-être copié une page ou deux de ce que vous avez, mais il est impossible qu’elle ait ce que vous n’avez pas[3] ; je vous jure encore que le reste est à Cirey, et n’est point fait du tout pour être à présent à Paris.

La dame de Cirey, qui a été aussi alarmée que moi, vous demande la permission de vous témoigner sa joie et son attachement respectueux.

Vivez, sire, vivez, grand homme, et puissé-je vivre pour venir encore une fois baiser cette main victorieuse qui a fait et écrit de quoi aller à la postérité la plus reculée ! Vivez, vous qui êtes le plus grand homme de l’Europe, et que j’oserai aimer tendrement jusqu’à mon dernier soupir, malgré le profond respect qui empêche, dit-on, d’aimer.

  1. Variante de l’édition de Kehl :
    Elle trembla quand elle vit
    Ce grand homme qui réunit
    Les dons d’Orphée et ceux d’Alcide.
    Doublement elle vous craignit ;
    Et, jetant son ciseau perfide,
    Chez ses sœurs elle s’en alla,
    Et pour vous le trio fila
    Une trame toute nouvelle,
    Brillante, dorée, immortelle,
    Et la même que pour Louis,
    Car vous êtes tous deux amis ;
    Tous deux vous forcez des murailles,
    Tous deux vous gagnez des batailles
    Contre les mêmes ennemis ;
    Vous régnez sur des cœurs soumis,
    L’un, à Berlin ; l’autre, à Versailles.
    Tous deux un jour… mais je finis ;
    Il est trop aisé de déplaire
    Quand on parle aux rois trop longtemps ;
    Comparer deux héros vivants
    N’est pas une petite affaire.
  2. Jean V. — Selon Voltaire, les fêtes de ce prince étaient des processions, et ses maîtresses des religieuses. On lit dans l’Histoire des confesseurs des empereurs, des rois, et d’autres princes, par M. Grégoire, ancien évêque de Blois, page 249, que Jean V « avait établi son sérail au couvent des religieuses d’Odivelas, à deux lieues de Lisbonne ; et, comme il avait éprouvé des attaques d’apoplexie qui pouvaient
    se renouveler d’une manière fâcheuse, quand il allait à Odivelas il était
    suivi d’un prêtre qui portait les saintes huiles pour l’administrer, en cas de besoin ». Les jésuites furent tout-puissants sous le règne de ce prince, mort en 1750. (Cl.)
  3. Voyez le troisième alinéa de la lettre 1846.