Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1885

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Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 508-509).

1885. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL,
à paris.
À Lunéville, le 25 février.

J’ai acquitté votre lettre de change, madame, le lendemain ; mais je crains bien de ne vous avoir payée qu’en mauvaise monnaie. L’envie même de vous obéir ne m’a pu donner du génie[1]. J’ai mon excuse dans le chagrin de savoir que votre santé va mal ; comptez que cela est bien capable de me glacer. Vous ne savez peut-être pas, M. d’Argental et vous, avec quelle passion je prends la liberté de vous aimer tous deux.

Si j’avais été à Paris, vous auriez arrangé de vos mains la petite guirlande que vous m’aviez ordonnée pour le héros de la Flandre et des filles, et vous auriez donné à l’ouvrage la grâce convenable. Mais aussi pourquoi moi, quand vous avez la grosse et brillante Babet[2] dont les fleurs sont si fraîches ? Les miennes sont fanées, mes divins anges, et je deviens, pour mon malheur, plus raisonneur et plus historiographe que jamais ; mais enfin il y a remède à tout, et Babet est là pour mettre quelques roses à la place de mes vieux pavots. Vous n’avez qu’à ordonner.

Mon prétendu exil serait bien doux ici, si je n’étais pas trop loin de mes anges. En vérité, ce séjour-ci est délicieux : c’est un château enchanté dont le maître fait les honneurs. Mme du Châtelet a trouvé le secret d’y jouer Issè[3] trois fois sur un très-beau théâtre, et Issé a fort réussi. La troupe du roi m’a donné Mèrope. Croiriez-vous, madame, qu’on y a pleuré tout comme à Paris ? Et moi, qui vous parle, je me suis oublié au point d’y pleurer comme un autre.

On va tous les jours dans un kiosque, ou d’un palais dans une cabane et partout des fêtes et de la liberté. Je crois que Mme du Châtelet passerait ici sa vie[4] ; mais moi, qui préfère la vie unie et les charmes de l’amitié à toutes les fêtes, j’ai grande envie de revenir dans votre cour.

Si M. d’Argental voit Marmontel, il me fera le plus sensible plaisir de lui dire combien je suis touché de l’honneur qu’il me fait. J’ai écrit à mon ami Marmontel, il y a plus de dix jours, pour le remercier ; j’ai accepté, tout franchement et sans aucune modestie, un honneur qui m’est très-précieux, et qui, à mon sens, rejaillit sur les belles-lettres. Je trouve cent fois plus convenable et plus beau de dédier son ouvrage à son ami et à son confrère qu’à un prince. Il y a longtemps que j’aurais dédié une tragédie à Crébillon, s’il avait été un homme comme un autre. C’est un monument élevé aux lettres et à l’amitié. Je compte que M. d’Argental approuvera cette démarche de Marmontel, et que même il l’y encouragera.

Adieu, vous deux qui êtes pour moi si respectables, et qui faites le charme de la société. Ne m’oubliez pas, je vous en conjure, auprès de monsieur votre frère, ni auprès de M. de Choiseul et de vos amis.

  1. Je pense qu’il s’agit de l’Épitre au maréchal de Saxe, au nom du marquis de Rochemore (voyez tome X), et qui lui aurait été demandée par Mme d’Argental. (B.)
  2. L’abbé de Bernis ; voyez la fin de la lettre 1882.
  3. Pastorale de Lamotte. — Mme du Châtelet, en décembre 1747, ayant joué le rôle d’Issé à Sceaux, Voltaire, à cette occasion, lui avait adresse les madrigaux imprimés dans les Poesies mélées, tome X.
  4. Selon Longchamp, ce fut dans ce séjour à Lunéville que Mme du Châtelet vit pour la première fois Saint-Lambert, que Voltaire appelle son terrible elève, dans sa lettre du 28 auguste 1749, à d’Argental.