Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1914

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Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 531-532).

1914. — À MARIE LECKZINSKA[1],
reine de france.
Le 10 octobre.

Madame, je me jette aux pieds de Votre Majesté. Vous n’assistez aux spectacles que par condescendance pour votre auguste rang, et c’est un sacrifice que votre vertu fait aux bienséances du monde. J’implore cette vertu même, et je la conjure, avec la plus vive douleur, de ne pas souffrir que ces spectacles soient déshonorés par une satire odieuse[2] qu’on veut faire contre moi, à Fontainebleau, sous vos yeux. La tragédie de Semiramis est fondée, d’un bout à l’autre, sur la morale la plus pure et par là, du moins, elle peut s’attendre à votre protection. Daignez considérer, madame, que je suis domestique[3] du roi, et, par conséquent, le vôtre ; mes camarades, les gentilshommes du roi, dont plusieurs sont employés dans les cours étrangères, et d’autres dans des places très-honorables, m’obligeront à me défaire de ma charge si j’essuie devant eux et devant toute la famille royale un avilissement aussi cruel. Je conjure Votre Majesté, par la bonté et par la grandeur de son âme, et par sa piété, de ne pas me livrer ainsi à mes ennemis ouverts et cachés, qui, après m’avoir poursuivi par les calomnies les plus atroces, veulent me perdre par une flétrissure publique. Daignez envisager, madame, que ces parodies satiriques ont été défendues à Paris pendant plusieurs années. Faut-il qu’on les renouvelle pour moi seul, sous les yeux de Votre Majesté ! Elle ne souffre pas la médisance dans son cabinet ; l’autorisera-t-elle devant toute la cour ? Non, madame ; votre cœur est trop juste pour ne pas se laisser toucher par mes prières et par ma douleur, et pour faire mourir de douleur et de honte un ancien serviteur, et le premier sur qui sont tombées vos bontés[4]. Un mot de votre bouche, madame, à M. le duc de Fleury et à M. de Maurepas, suffira pour empêcher un scandale dont les suites me perdraient. J’espère de votre humanité qu’elle sera touchée, et qu’après avoir peint la vertu je serai protégé par elle. Je suis, etc.

  1. Voyez ci-après, page 539, quelle fut la réponse de la reine, qui fit moins que madame de Pompadour voyez page 538.
  2. Voyez le n° ix de la note 3, tome IV, page 485.
  3. Ce mot a aussi été employé par J.-J. Rousseau, dans une lettre du 8 août 1744 ; et quoique Rousseau ait dit domestique honorable, etc. (voyez une note sur la lettre de Voltaire à Hume, du 24 octobre 1766), on a voulu en conclure que Rousseau reconnaît avoir été domestique chez M. de Montaigu. On peut alors dire la même chose de Voltaire. Mais tous deux ont employé ce mot dans son sens primitif de : attaché à la maison ; c’est du mot latin domus (maison) que vient le mot domestique, dont l’acception a changé. (B.)
  4. Allusion à la pension de 1,500 livres citée dans la lettre 156.