Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2055

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 96-97).

2055. — À MADEMOISELLE CLAIRON[1],
Le 12 janvier au soir[2].

Vous avez été admirable ; vous avez montré dans vingt morceaux ce que c’est que la perfection de l’art, et le rôle d’Électre est certainement votre triomphe ; mais je suis père, et, dans le plaisir extrême que je ressens des compliments que tout un


public enchanté fait à ma fille, je lui ferai encore quelques petites observations pardonnables à l’amitié paternelle.

Pressez, sans déclamer, quelques endroits comme :


Sans trouble, sans remords, Égisthe renouvelle
De son hymen affreux la pompe criminelle[3]
Vous vous trompiez, ma sœur, hélas ! tout nous trahit, etc.

Vous ne sauriez croire combien cette adresse met de variété dans le jeu, et accroît l’intérêt.

Dans votre imprécation contre le tyran :


L’innocent doit périr, le crime est trop heureux,


vous n’appuyez pas assez. Vous dites l’innocent doit périr trop lentement, trop langoureusement. L’impétueuse Electre ne doit avoir, en cet endroit, qu’un désespoir furieux, précipité, et éclatant. Au dernier hémistiche pesez sur cri, le crime est trop heureux ; c’est sur cri que doit être l’éclat. Mlle  Gaussin m’a remercié de lui avoir mis le doigt sur fou ; la foudre va partir. « Ah ! que ce fou est favorable ! » m’a-t-elle dit.

La nature en tout temps est funeste en ces lieux…

(Acte V, scène ii.)

Vous avez mis l’accent sur fu, comme Mlle  Gaussin sur fou ; aussi a-t-on applaudi ; mais vous n’avez pas encore assez fait résonner cette corde.

Vous ne sauriez trop déployer les deux morceaux du quatrième et du cinquième acte. Ces Euménides demandent une voix plus qu’humaine, des éclats terribles.

Encore une fois, débridez, avalez des détails, afin de n’être pas uniforme dans les récits douloureux. Il ne faut se négliger sur rien, et ce que je vous dis là n’est pas un rien.

Voilà bien des critiques. Il faut être bien dur pour s’apercevoir de ces nuances dans l’excès de mon admiration et de ma reconnaissance. Bonsoir, Melpomène ; portez-vous bien.

  1. Claire-Josèphe Leiris de La Tude, si connue sous le nom de Clairon, naquit en 1723, débuta au Théâtre-Français le 19 septembre 1743, et quitta le théâtre en avril 1765. Mlle  Clairon est morte le 18 janvier 1803.
  2. Après la première représentation d’Oreste. (K.)
  3. Voyez tome V, pages 97 et 156.