Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2059
On a un peu forcé nature pour mériter les bontés de Mlle Clairon, et cela est bien juste. Elle trouvera dans son rôle plusieurs changements. On a fait d’ailleurs un cinquième acte tout nouveau ; il est copié et porté sur les rôles. Mlle Clairon est suppliée de vouloir bien se trouver demain aux foyers. Elle sera le soutien d’Oreste, si Oreste peut se soutenir. Mme Denis lui fait les plus tendres compliments, et Voltaire est à ses pieds. Il lui demande pardon, à genoux, des insolences dont il a chargé son rôle, Il est si docile qu’il se flatte que des talents supérieurs aux siens ne dédaigneront pas, à leur tour, les observations que son admiration pour Mlle Clairon lui a arrachées. Il est moins attaché à sa propre gloire (si gloire y a) qu’à celle de Mlle Clairon.
En général, je suis persuadé que si la pièce peut réussir chez les Français, toute grecque qu’elle est, votre rôle vous fera un honneur infini, et forcera la cour à vous rendre toute la justice que vous méritez. M. le maréchal de Richelieu dit que vous avez joué supérieurement, et que jamais actrice ne lui a fait plus d’impression ; mais il trouve aussi que vous avez un peu trop mis d’adagio. Il ne faut pas aller à bride abattue ; mais toute tirade demande à être un peu pressée : c’est un point essentiel.
Il y en a deux qui exigent une espèce de déclamation qui n’appartient qu’à vous, et qu’aucune actrice ne pourrait imiter. Ces deux complets demandent que la voix se déploie d’une manière pompeuse et terrible, s’élevant par degrés, et finissant par des éclats qui portent l’horreur dans l’âme. Le premier est celui des Euménides :
Euménides, venez · · · · · · · · · · · · · · ·
Le second :
Que font tous ces amis dont se vantait Pammène ?
Tout le sublime de la déclamation dans ces deux morceaux, les passages que vous faites si admirablement dans les autres de l’accablement de la douleur à l’emportement de la vengeance ; ici du débit, là les mouvements entrecoupés de curiosité, d’espérance, de crainte, les reproches, les sanglots, l’abandonnement du désespoir, et ce désespoir même tantôt tendre, tantôt terrible : voilà ce que vous mettez dans votre rôle ; mais surtout je vous demande de ne le jamais ralentir en vous appesantissant trop sur une prononciation qui en est plus majestueuse, mais qui cesse alors d’être touchante, et qui est un secret sûr pour sécher les larmes.
On ne pleure tant à Mérope que par la raison contraire.
Pour le coup, voilà mon dernier mot ; mais ce ne sera pas la dernière de mes actions de grâces.