Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2098

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 135-136).

2098. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 20 juin 1750.

Vieux palefrois de nos rouliers,
Volez, rétives haridelles,
Devenez de fameux coursiers,
De Pégase empruntez les ailes

Les beaux chevaux du dieu du jour
Vous ont cédé leur ministère ;
Vous conduirez le dieu son frère,
De Versailles à cette cour.

Que Rabican, que Parangon
Seraient piqués de jalousie
S’ils voyaient que dans ce canton
Fringants, à force réunie,
Vous mènerez, de l’Hélicon,
Le dieu du goût et du génie.

Vos destins seront glorieux ;
Ce dieu, sentant son âme émue,
Vous délivrant de la charrue,
Daignera vous placer aux cieux.
 
L’astronome à quelque heure indue,
De sa lunette à longue vue
Examinant le firmament.
Frappé d’extase en vous voyant,
Pourra penser assurément
Que la lunette a la berlue.

Voilà ce que j’ai dit aux chevaux qui auront l’honneur de vous conduire. On dit que la langue allemande est faite pour parler aux bêtes ; et, en qualité de poëte de cette langue, j’ai cru ma muse plus propre à haranguer vos chevaux de poste qu’à vous adresser ses accents. Vous êtes à présent armé de toutes pièces, de voiture, de passe-port, et de tout ce qu’il faut à un homme qui veut se rendre de Paris à Berlin ; mais je crains que vous ne soyez prodigue de votre temps à Paris, et chiche de vos minutes à Berlin. Venez donc promptement, et souvenez-vous qu’un plaisir fait de bonne grâce acquiert un double mérite.

Fédéric.