Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2105

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 148-149).

2015. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE[1].
À Potsdam, le 1er août.

Je mérite votre souvenir, monsieur, par mon tendre attachement ; mais Aurélie n’est pas encore digne de Catilina. Comment voulez-vous que je fasse ? Trouver tous les charmes de la société dans un roi qui a gagné cinq batailles ; être au milieu des tambours, et entendre la lyre d’Apollon ; jouir d’une conversation délicieuse, à quatre cents lieues de Paris ; passer ses jours, moitié dans les fêtes, moitié dans les agréments d’une vie douce et occupée, tantôt avec Frédéric le Grand, tantôt avec Maupertuis ; tout cela distrait un peu d’une tragédie.

Nous aurons dans quelques jours à Berlin carrousel[2] digne en tout de celui de Louis XIV ; on y a accourt des bouts de l’Europe ; il y a même des Espagnols. Qui aurait dit, il y a vingt ans, que Berlin deviendrait l’asile des arts, de la magnificence et du goût ? Il ne faut qu’un homme pour changer la triste Sparte en la brillante Athènes. Tout cela doit exciter le génie ; mais tout cela dissipe et prend du temps. Il me faudrait un recueillement extrême. J’ai ici trop de plaisir.

Je vous recommande Hérode et le Duc d’Alençon[3] ; je les mets, avec mon petit théâtre, sous votre protection. Si vous voyez César[4], dites-lui, je vous en supplie, à quel point je lui suis dévoué. Je ne veux pas le fatiguer de lettres. Moins je lui écris, plus il doit être content de moi.

Adieu, digne successeur de Baron. Il n’y a que votre aimable commerce qui soit au-dessus de votre déclamation. Conservez-moi votre amitié ; je vous serai bien tendrement attaché toute ma vie.

  1. Henri-Lambert d’Herbigny, marquis de Thibouville, né le 14 décembre 1710, militaire et homme de lettres, mort le 16 juin 1784. Il se piquait de dire parfaitement les vers ; voilà pourquoi Voltaire, dans la lettre qu’il lui adressa le 10 novembre 1777, l’appelle Baron. Thibouville est auteur de deux tragédies intitulées Namir (non imprimée), et Thélamire, et de quelques comédies proverbes. (Cl.)
  2. Colini rend compte de ce carrousel dans ses Mémoires.
  3. Voyez tome III, page 165.
  4. Lekain, qui avait joué le rôle de César dans Rome sauvée, sur le théâtre de Voltaire.