Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2106

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 149).

2106. — À MADAME DE FONTAINE[1],
à paris.
Potsdam, le 7 août.

Je vous jure, ma chère Atide[2], que vous n’avez été oubliée ni dans mes lettres, ni dans mon cœur. J’ai souvent recommandé Atide à Zidime[3], et je suis aussi fâché que Ramire le serait d’être parti sans vous. Le hasard, dont je reconnais de plus en plus l’empire, nous a bien soudainement dispersés. Je vous ai quittée dans le temps que je vous aimais le mieux ; vous êtes assurément aussi aimable dans la société que dans le rôle d’Atide ou de Mme  la comtesse de Pimbesche. Vous m’affligez de me dire que vos beaux yeux noirs ne sont pas accompagnés de joues rebondies, et que le lait ne vous a pas engraissée. Si un régime aussi austère que le vôtre ne vous a pas rendu la santé, que faire donc ? Nous sommes donc destinés, vous et moi, à souffrir ? Je n’ai rien à dire à la Providence, quand elle fait naître des arbres rabougris, et qu’elle fait périr les boutons à fruit. Qu’elle traite comme elle voudra les êtres insensibles ; mais nous donner à nous, êtres sensibles, le sentiment de la douleur pendant toute notre vie, en vérité cela est trop fort.

Le palais de Sans-Souci a beau être aussi joli que celui de Trianon, le héros de l’Allemagne a beau être aussi charmant que vous dans la société, me combler des attentions les plus touchantes, cultiver avec moi les beaux-arts, qu’il idolâtre, et descendre vers moi chétif d’un assez beau trône, en ai-je moins la colique tous les matins ? J’ai passé ici des jours délicieux ; et l’on va donner à Berlin des fêtes qui pourront bien égaler les plus belles de Louis XIV ; mais il n’y a que les gens bien sains qui jouissent de tout cela. Nous autres, ma chère nièce, nous n’avons que les ombres du plaisir.

Mandez-moi, je vous en prie, si votre santé va un peu mieux à présent, et si d’ailleurs vous êtes heureuse autant qu’on peut l’être avec un mauvais estomac. Embrassez pour moi votre frère[4] : je songe à lui plus qu’il ne pense. Mes compliments à M. de Fontaine[5], et ne m’oubliez pas avec vos amis.

  1. Voyez la note, tome XXXIV. page 340.
  2. Rôle que Mme  de Fontaine avait joué plusieurs fois dans Zulime. (K.)
  3. Mme  Denis. Voyez les Mémoires de Longchamp, article xxviii.
  4. L’abbé Alexandre-Jean Mignot, né en 1725, mort en 1790.
  5. Dompierre de Fontaine, mort en 1756.