Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2110

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 152-153).

2110. — À MADAME DENIS.
Potsdam, le 11 août.

Je ne suis point du tout de votre avis, ma chère enfant, ni de celui de MM. d’Argental et de Thibouville. Rome sauvée ne me paraît point faite pour les jeunes et belles dames qui viennent parer vos premières loges. Je crois que notre élève Lekain[1] jouerait très-bien ; mais la conjuration de Catilina n’est bonne que pour messieurs de l’Université, qui ont leur Cicéron dans la tête, et peu de galanterie dans le cœur. Contentons-nous de l’avoir vu jouer, à Paris, sur le théâtre de mon grenier, devant de graves professeurs, des moines, et des jurisconsultes. D’ailleurs il faudrait que je fusse à Paris pour arranger tout ce sénat romain ; et, si j’étais là, l’envie y serait aussi avec ses sifflets.

Le Catilina de Crébillon a eu une vingtaine de représentations, dites-vous ; c’est précisément par cette raison que le mien n’en aurait guère. Votre parterre aime la nouveauté. On irait deux ou trois fois pour comparer et pour juger, et puis on serait las de Cicéron et de sa république romaine. Les vers bien faits ne sont guère sentis par le parterre. Mon enfant, croyez-moi, il s’en faut bien que le goût soit général chez notre nation ; il y a toujours un petit reste de barbarie que le beau siècle de Louis XIV n’a pu déraciner. On a souffert les vers énigmatiques et visigoths du Catilina de Crébillon. Ils sont siffles aujourd’hui, oui ; mais au théâtre ils ont passé. Les jours d’une première représentation sont de vraies assemblées de peuple, on ne sait jamais si on couronnera son homme ou si on le lapidera.

Dites au marquis d’Adhémar que je pense efficacement à lui et à ses desseins ; il aura bientôt de mes nouvelles. J’ai oublié de vous dire que, quand je pris congé de Mme  de Pompadour à Compiègne, elle me chargea de présenter ses respects au roi de Prusse. On ne peut donner une commission plus agréable et avec plus de grâce ; elle y mit toute la modestie, et des si j’osais, et des pardons au roi de Prusse, de prendre cette liberté. Il faut apparemment que je me sois mal acquitté de ma commission. Je croyais, en homme tout plein de la cour de France, que le compliment serait bien reçu ; il me répondit sèchement : Je ne la connais pas. Ce n’est pas ici le pays du Lignon, Je n’en mande pas moins à Mme  de Pompadour que Mars a reçu, comme il le devait, les compliments de Vénus[2].

Mme  la margrave de Baireuth est ici ; tout est en fêtes. On croirait presque, aux apparences, qu’on n’est ici que pour se réjouir.

  1. Lekain avait, di’jh, joué le rôle de César, rue Traversière.
  2. Voyez la lettre précédente.