Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2120

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 170-172).

2120. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, ce 1er septembre.

Ne m’écrivez jamais, mon divin ange, une lettre aussi cruelle que celle du 20 d’août. Vous me rendriez malade de chagrin, vous feriez mon malheur pour ma vie. Je vous écrivis, je vous rendis compte à peu près de tout, dans le temps que j’écrivis à ma nièce ; mais, dans le tumulte de tant de fêtes, dans un déplacement continuel, il arrive trop aisément qu’on vient vous enlever au milieu d’une lettre commencée et prête à cacheter ; on remet à la poste suivante, et il n’y a ici que deux postes par semaine ; souvent même les lettres d’une poste attendent à Wesel celles de l’autre, afin de faire un paquet plus fort. Ainsi il ne faut pas s’étonner de recevoir des nouvelles tantôt de dix, tantôt de vingt jours. Vous devez à présent être au fait ; vous devez savoir tout ce que j’ai mandé à ma nièce pour vous, comme vous aurez eu la bonté de lui communiquer ce que je vous ai écrit pour elle. Vous m’accusez de faiblesse ; comptez qu’il a fallu une étrange force pour me résoudre à achever mes jours loin de vous, et que j’ai été plus longtemps que vous ne pensez à me déterminer. Il n’y a pas d’apparence qu’après la lettre[1] du roi de Prusse, que vous avez vue, je puisse jamais me repentir de m’être attaché à lui ; mais certainement je me repentirai toute ma vie de m’être arraché à vous et à vos amis. Il est vrai que je n’aurai pas beaucoup d’autres regrets à dévorer. L’égarement et le goût détestable où le public semble plongé aujourd’hui ne doivent pas avoir pour moi de grands charmes. Vous savez d’ailleurs tout ce que j’ai essuyé. Je trouve un port après trente ans d’orages. Je trouve la protection d’un roi, la conversation d’un philosophe, les agréments d’un homme aimable, tout cela réuni dans un homme qui veut, depuis seize ans, me consoler de mes malheurs, et me mettre à l’abri de mes ennemis. Tout est à craindre pour moi dans Paris, tant que je vivrai, malgré les protections que j’y ai, malgré mes places et la bonté même du roi. Ici je suis sûr d’un sort à jamais tranquille. Si l’on peut répondre de quelque chose, c’est du caractère du roi de Prusse. J’avais été autrefois fort fâché contre lui, au sujet d’un officier français[2] condamné cruellement par son père, et dont j’avais demandé la grâce. Je ne savais pas que cette grâce avait été accordée. Le roi de Prusse fait de très-belles actions sans en avertir son monde. Il vient d’envoyer cinquante mille francs, dans une petite cassette fort jolie, à une vieille dame[3] de la cour que son père avait condamnée à l’amende autrefois d’une manière tout à fait turque. On reparla, il y a quelque temps, de cette ancienne injustice despotique du feu roi ; il ne voulut ni flétrir la mémoire de son père, ni laisser subsister le tort. Il choisit exprès une terre de cette dame, pour y donner ce beau spectacle d’un combat de dix mille hommes, espèce de spectacle digne du vainqueur de l’Autriche ; il prétendit que, pendant la pièce, on avait coupé une haie dans la terre de la dame en question. On ne lui avait pas abattu une branche ; mais il s’obstina à dire qu’il y avait eu du dégât, et envoya les cinquante mille francs pour le réparer. Mon cher et respectable ami, comment sont donc faits les grands hommes, si celui-là n’en est pas un ? Je ne vous en regrette pas moins, je ne suis pas moins affligé ; je ne viendrai en France que pour vous y voir. Mon cœur ne donnera jamais la préférence au roi de Prusse, et, si je suis obligé de vivre davantage auprès de lui, vous serez toujours les premiers dans mon souvenir. Il part pour la Silésie ; je resterai chez lui, pendant son absence, pour quelques arrangements littéraires. Je ne sais plus quand je contenterai ma fantaisie de voir Venise, Herculanum, Saint-Pierre, et le pape ; mais, si je vais voir ces raretés, ce sera en postillon : rien n’est meilleur pour la santé. Je vous jure que vous accourcirez mon voyage. Écrivez-moi, je vous en prie, à Berlin, jusqu’à ce que je vous informe de mon départ. Je vous ai déjà mandé[4] que je n’avais ici ni Zulime ni Adélaïde, mais j’ai Aurèlie. Le roi de Prusse est de votre avis ; il trouve que Rome sauvée est ce que j’ai fait de plus fort. Ce serait une raison pour faire tomber, à Paris, cette pièce, et pour faire dire à la cour que cela n’approche pas de la belle pièce de Catilina imprimée au Louvre. Mille tendres respects à Mme d’Argental, à votre famille, à vos amis. Soit que je voie Rome ou non, je vous embrasserai sûrement, cet hiver, avant de repartir pour Berlin, Donnez-moi, je vous en conjure, des nouvelles de Mme d’Argental, Adieu, encore une fois ; quand je vous parlerai, vous me direz que j’ai raison.

À propos, vous me reprochez de faire avec joie des portraits flatteurs à ma nièce ; voudriez-vous que je la dégoûtasse, et que je me privasse de la consolation de vivre à Berlin avec elle, et d’y parler de vous ? Voudriez-vous que je fusse insensible aux fêtes de Lucullus et aux vertus de Marc-Aurèle ?

  1. Du 23 août 1750.
  2. Il s’appelait Courtils.
  3. La baronne de Knipausen.
  4. Lettre 2117.