Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2125

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 175-177).

2125. — À M. LE DUC D’UZÈS[1].
À Berlin, le 14 septembre.

Je dois à votre goût pour la littérature, monsieur le duc, la lettre dont vous m’honorez ; ce goût augmente encore ma sensibilité, et c’est pour moi un nouveau sujet de remerciements. Vous ne pouvez assurément mieux faire, dans le loisir que votre gloire, vos blessures, et la paix, vous ont donné, que de cultiver un esprit aussi solide que le vôtre. Il n’y a que du vide dans toutes les choses de ce monde, mais il y en a moins dans l’étude qu’ailleurs : elle est une grande ressource dans tous les temps, et nourrit l’âme jusqu’au dernier moment. Je suis auprès d’un grand roi qui, tout roi qu’il est, s’ennuierait s’il ne pensait pas comme vous ; et je ne me suis rendu auprès de lui, après seize ans d’attachement, que parce qu’il joint à toutes ses grandes qualités celle d’aimer passionnément les arts. J’ai résisté à la tentation de vivre auprès de lui tant qu’a vécu Mme du Châtelet, dont je vois avec consolation que vous n’avez pas perdu la mémoire. Je crois que Mme la duchesse de La Vallière[2], votre sœur, et Mme de Luxembourg[3], m’ont un peu abandonné depuis ma désertion ; mais je leur serai toujours fidèlement dévoué. Je ne suis guère à portée, à la cour du roi de Prusse, de lire des thèmes que des écoliers composent pour des prix de l’Académie de Dijon ; mais, sur l’exposé que vous me faites, je suis bien de votre avis : il me paraît même très-indécent qu’une académie ait paru douter si les belles-lettres ont épuré les mœurs.

Messieurs de Dijon voudraient-ils qu’on les crût de malhonnêtes gens ? Des gens de lettres ont quelquefois abusé de leurs talents ; mais de quoi n’abuse-t-on pas ? J’aimerais autant qu’on dît qu’il ne faut pas manger, parce qu’on peut se donner des indigestions. Irai-je dire à ces Dijonnais que toutes les académies sont ridicules, parce qu’ils ont donné un sujet qui a l’air de l’être ? Tout cela n’est autre chose qu’une méprise et qu’une fausse conclusion du particulier au général.

Je ne connais pas non plus les petites brochures contre M. de Montesquieu. J’aurais souhaité que son livre eût été aussi méthodique et aussi vrai qu’il est plein d’esprit et de grandes maximes ; mais, tel qu’il est, il m’a paru utile. L’auteur pense toujours, et fait penser ; c’est un roide jouteur, comme dit Montaigne[4] ; ses imaginations élancent les miennes. Mme du Deffant a eu raison d’appeler son livre de l’esprit sur les lois : on ne peut mieux, ce me semble, le définir. Il faut avouer que peu de personnes ont autant d’esprit que lui, et sa noble hardiesse doit plaire à tous ceux qui pensent librement. On dit qu’il n’a été attaqué que par les esclaves des préjugés ; c’est un des mérites de notre siècle que ces esclaves ne soient pas dangereux. Ces misérables voudraient que le reste du monde fût garrotté des mêmes chaînes qu’eux.

Vous ne paraissez pas fait pour partager ces chaînes avilissantes de l’esprit humain, et vous pensez surtout en magnanime pair de France. Vous m’annoncez une correspondance qui me flatte beaucoup. J’espère être à Paris dans quelques mois, et y recevoir les marques de confiance dont vous m’honorerez. Je m’en rendrai digne par ma discrétion, et par la vérité avec laquelle je vous parlerai.

Je suis, avec beaucoup de respect, monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Voltaire,
chambellan du roi de Prusse.

  1. Charles-Emmanuel de Crussol, duc d’Uzès, né le 11 janvier 1707 ; nommé brigadier des armées du roi en 1734, après avoir été blessé à la bataille de Parme de deux coups de feu, dont l’un lui creva l’œil droit, et l’autre lui cassa l’épaule gauche. Il fut reçu duc et pair au commencement de 1740, et mourut le 3 février 1762.
  2. Anne-Julie de Crussol d’Uzès.
  3. Magdelène-Angélique de Neuville-Villeroi, mariée en 1750 au maréchal de Luxembourg.
  4. « C’est un roide jouteur ; il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre : ses imaginations eslancent les miennes. » (Montaigne, livre III, chapitre viii.)