Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2128

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 180-181).

2128. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, ce 23 septembre.

Mon cher et respectable ami, vous m’écrivez des lettres qui percent l’âme et qui l’éclairent. Vous dites tout ce qu’un sage peut dire sur des rois ; mais je maintiens mon roi une espèce de sage. Il n’est pas un d’Argental ; mais, après vous, il est ce que j’ai vu de plus aimable. Pourquoi donc, me dira-t-on, quittez-vous M. d’Argental pour lui ? Ah ! mon cher ami, ce n’est pas vous que je quitte, ce sont les petites cabales et les grandes haines, les calomnies, les injustices, tout ce qui persécute un homme de lettres dans sa patrie. Je la regrette sans doute, cette patrie, et je la reverrai bientôt. Vous me la ferez toujours aimer ; et d’ailleurs je me regarderai toujours comme le sujet et comme le serviteur du roi. Si j’étais bon Français à Paris, à plus forte raison le suis-je dans les pays étrangers. Comptez que j’ai bien prévenu vos conseils, et que jamais je n’ai mieux mérité votre amitié ; mais je suis un peu comme Chie-en-pot-la-Perruque. Vous ne savez peut-être pas son histoire : c’était un homme qui quitta Paris parce que les petits garçons couraient après lui ; il alla à Lyon par la diligence ; et, en descendant, il fut salué par une huée de polissons. Voilà à peu près mon cas, D’Arnaud fait ici des chansons pour les filles, et on imprime dans les feuilles : Chanson de l’illustre Voltaire pour l’auguste princesse Amélie. Un chambellan[1] de la princesse de Baireuth, bon catholique, ayant la fièvre et le transport au cerveau, croit demander un lavement ; on lui apporte le viatique et l’extréme-onction : il prend le prêtre pour un apothicaire, tourne le cul ; et de rire. Une façon de secrétaire que j’ai amené avec moi, espèce de rimailleur, fait des vers sur cette aventure, et on imprime : Vers de l’illustre Voltaire sur le cul d’un chambellan de Baireuth, et sur son extrême-onction. Ainsi je porte glorieusement les péchés de d’Arnaud et de Tinois ; mais malheureusement j’ai peur que les mauvais vers de Tinois, portés par la beauté du sujet, ne parviennent à Paris, et ne causent du scandale. J’ai grondé vivement le poëte ; et je vous prie, si cette sottise parvient dans le pays natal de ces fadaises, de détruire la calomnie : car, quoique les vers aient l’air à peu près d’être faits par un laquais, il y a d’honnêtes gens qui pourraient bien me les imputer, et cela n’est pas juste. Il faut que chacun jouisse de son bien. Franchement, il y aurait de la cruauté à m’imputer des vers scandaleux, à moi qui suis, à mon corps défendant, un exemple de sagesse dans ce pays-ci. Protestez donc, je vous en prie, dans le grand livre de Mme  Doublet[2], contre les impertinents qui m’attribueraient ces impertinences. Je vous écris un peu moins sérieusement qu’à mon ordinaire ; c’est que je suis plus gai. Je vous reverrai bientôt, et je compte passer ma vie entre Frédéric, le modèle des rois, et vous, le modèle des hommes. On est à Paris en trois semaines, et on travaille chemin faisant ; on ne perd point son temps. Qu’est-ce que trois semaines dans une année ? Rien n’est plus sain que d’aller. Vous m’allez dire que c’est une chimère ; non, croyez tout d’un homme qui vous a sacrifié le pape[3].

Nous jouâmes avant-hier Rome sauvée ; le roi était encore en Silésie. Nous avions une compagnie choisie ; nous jouâmes pour nous réjouir. Il y a ici un ambassadeur anglais qui sait par cœur les Catilinaires. Ce n’est pas milord Tyrconnell, c’est l’envoyé[4] d’Angleterre. Il m’a fait de très-beaux vers anglais sur Rome sauvée ; il dit que c’est mon meilleur ouvrage. C’est une vraie pièce pour des ministres ; madame la chancelière[5] en est fort contente. Nos d’Aguesseaux aiment ici la comédie en réformant les lois. Adieu ; je suis un bavard ; je vous aime de tout mon cœur.

  1. Montperny ; voyez la lettre 2116.
  2. Voyez la note, tome XXXVI, page 158.
  3. Voltaire témoigna toujours un grand désir de voir l’Italie ; et il paraît que d’Argental l’avait détourné d’en faire le voyage. (B.)
  4. Charles Hanbury Williams, né en 1709, mort le 2 novembre 1759. Ses Œuvres en vers et en prose ont paru à Londres, en 1822, 3 vol. in-8o.
  5. Mme  de Coccéji.