Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2127
Quand vous vous y mettez, ma chère nièce, vous écrivez des lettres charmantes, et vous êtes, en vérité, une des plus aimables femmes qui soient au monde. Vous augmentez mes regrets, vous me faites sentir toute l’étendue de mes pertes. J’aurais joui avec vous d’une société délicieuse ; mais enfin j’espère que malheur sera bon à quelque chose. Je pourrai être plus utile à votre frère[1] ici qu’à Paris. Peut-être qu’un roi hérétique protégera un prédicateur catholique. Tous chemins mènent à Rome, et puisque Mahomet m’a si bien mis avec le pape, je ne désespère pas qu’un huguenot ne fasse du bien au prédicateur des carmélites.
Quand je vous dis, mon aimable nièce, que tous chemins mènent à Rome, ce n’est pas qu’ils m’y mènent. J’avais la rage de voir cette Rome et ce bon pape[2] que nous avons ; mais vous et votre sœur vous me rappelez en France ; je vous sacrifie le saint-père. Je voudrais de même pouvoir vous faire le sacrifice du roi de Prusse ; mais il n’y a pas moyen. Il est aussi aimable que vous ; il est roi, mais c’est une passion de seize[3] ans ; il m’a tourné la tête. J’ai eu l’insolence de penser que la nature m’avait fait pour lui. J’ai trouvé une conformité si singulière entre tous ses goûts et les miens que j’ai oublié qu’il était souverain de la moitié de l’Allemagne, que l’autre tremblait à son nom ; qu’il avait gagné cinq batailles, qu’il était le plus grand général de l’Europe, qu’il était entouré de grands diables de héros hauts de six pieds. Tout cela m’aurait fait fuir mille lieues ; mais le philosophe m’a apprivoisé avec le monarque, et je n’ai vu en lui qu’un grand homme bon et sociable. Tout le monde me reproche qu’il a fait pour d’Arnaud des vers[4] qui ne sont pas ce qu’il a fait de mieux ; mais songez qu’à quatre cents lieues de Paris il est bien difficile de savoir si un homme qu’on lui recommande a du mérite ou non ; de plus, c’est toujours des vers, et, bien ou mal appliqués, ils prouvent que le vainqueur de l’Autriche aime les belles-lettres, que j’aime de tout mon cœur. D’ailleurs, d’Arnaud est un bon diable qui, par-ci par-là, ne laisse pas de rencontrer de bonnes tirades. Il a du goût ; il se forme ; et, s’il arrive qu’il se déforme, il n’y a pas grand mal. En un mot, la petite méprise du roi de Prusse n’empêche pas qu’il ne soit le plus aimable et le plus singulier de tous les hommes.
Le climat n’est point si dur qu’on se l’imagine. Vous autres Parisiennes, vous pensez que je suis en Laponie ; sachez que nous avons eu un été aussi chaud que le vôtre, que nous avons mangé de bonnes pêches et de bons muscats ; et que, pour trois ou quatre degrés du soleil de plus ou de moins, il ne faut pas traiter les gens du haut en bas.
Vous voyez jouer chez moi, à Paris[5], des Mahomet ; mais moi, je joue à Berlin des Rome sauvée, et je suis le plus enroué Cicéron que vous ayez vu. D’ailleurs, mon aimable enfant, digérons : voilà le grand point. Ma santé est à peu près comme elle était à Paris ; et, quand j’ai la colique, j’envoie promener tous les rois de l’univers. J’ai renoncé à ces divins soupers, et je m’en trouve un peu mieux. J’ai une grande obligation au roi de Prusse ; il m’a donné l’exemple de la sobriété. Quoi ! ai-je dit, voilà un roi né gourmand qui se met à table sans manger, et qui y est de bonne compagnie ; et moi, je me donnerais des indigestions comme un sot !
Que je vous plains, vous qui êtes au lait, qui quittez votre ânesse pour Forges, qui mangez comme un moineau, et qui, avec cela, n’avez point de santé ! Dédommagez-vous donc ailleurs. On dit qu’il y a d’autres plaisirs.
Adieu ; mes compliments à tout le monde. J’espère, au mois de novembre, vous embrasser très-tendrement. J’écris[6] à votre sœur ; mais je veux que vous lui disiez que je l’aimerai toute ma vie, et même plus que mon nouveau maître.