Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2135

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 186-187).

2135. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 15 octobre.

Mon cher ange, il faut que je fasse ici une petite réflexion. Vous me battez en ruine sur trois cents lieues, et je vous ai vu sur le point d’en faire deux mille[1] ; et assurément vous n’auriez pas trouvé, au bout de vos deux mille, ce que je trouve au bout de mes trois cents. Vous ne seriez pas revenu sur une de mes lettres comme je reviens sur les vôtres ; vous n’auriez pas voyagé de l’autre monde à Paris, comme je voyagerai pour vous. Croyez, mes anges, qu’il me sera plus aisé de venir vous voir qu’il ne me l’a été de me transplanter. Je me tiens en haleine pour vous. Je viens de jouer la Mort de César. Nous avons déterré un très-bon acteur dans le prince Henri, l’un des frères du roi. Nous bâtissons ici des théâtres aussi aisément que leur frère aîné gagne des batailles et fait des vers. Chie-en-pot-la-Perruque est ici plus content, plus fêté, plus accueilli, plus honoré, plus caressé qu’il ne le mérite :


Nisi quod non simul esses, cætera lætus.

(Hor., lib. I, ép. x, V. 50.)

Il vous apportera bientôt des gouttes d’Hoffman, des pilules de Stahl. Si mon voyage contribuait à la santé de Mme  d’Argental et de vos amis, ne serais-je pas le plus heureux des hommes ? L’aventure de Lekain[2] et des évêques[3] ne contribue pas peu à me faire aimer la France. Je vous réponds que le roi mon maître approuve infiniment le roi mon maître. On ne sait guère, dans mon nouveau pays, ce que c’est que des évêques ; mais on y est charmé d’apprendre que, dans mon ancien pays, on met à la raison des personnes assez sacrées pour croire ne devoir rien à l’État dont elles ont tout reçu, et mon ancienne cour sait combien elle est approuvée de ma nouvelle cour. Je ne sais pas, mon cher et respectable ami, d’où peut venir le bruit qui s’est répandu qu’il était entré un peu de dépit dans ma transmigration. Il s’en faut bien que j’y aie donné le moindre sujet ; le contraire respire dans toutes les lettres que j’ai écrites à ceux qui pouvaient en abuser.

J’ai cru avoir des raisons bien fortes de me transplanter. Je mène d’ailleurs ici une vie solitaire et occupée qui convient à la fois à ma santé et à mes études. De mon cabinet je n’ai que trois pas à faire pour souper avec un homme plein d’esprit, de grâces, d’imagination, qui est le lien de la société, et qui n’a d’autre malheur que d’être un très-grand et très-puissant roi. Je goûte le plaisir de lui être utile dans ses études, et j’en prends de nouvelles forces pour diriger les miennes. J’apprends, en le corrigeant, à me corriger moi-même. Il semble que la nature l’ait fait exprès pour moi ; enfin toutes mes heures sont délicieuses. Je n’ai pas trouvé ici le moindre bout d’épine dans mes roses. Eh bien ! mon cher ami, avec tout cela je ne suis point heureux, et je ne le serai point ; non, je ne le serai point, et vous en êtes cause. J’ai bien encore un autre chagrin, mais ce sera pour notre entrevue : le bonheur de vous revoir l’adoucira. Si je vous en parlais à présent, je m’attristerais sans consolation. Je ne veux vous montrer mes blessures que quand vous y verserez du baume.

Préparez-vous à voir encore Rome sauvée sur notre petit théâtre du grenier[4] ; je me soucie fort peu de celui du faubourg Saint-Germain. Adieu, vous qui me tenez lieu de public, vous que j’aimerai tendrement toute ma vie. Adieu, vous que je n’ai pu quitter que pour Frédéric le Grand. Mille tendres respects au Bois de Boulogne[5].

  1. Voyez tome XXXIV, page 411.
  2. Lekain, après avoir débuté le 14 septembre 1750, n’était pas encore admis à l’essai, et ne le fut que le 1er décembre, avec 100 francs par mois. Voyez la note de la lettre 2173.
  3. L’assemblée du clergé se refusait aux demandes du roi ; un arrêt du conseil, du 15 septembre 1750, ordonnait, malgré ses remontrances, de lever sur les biens du clergé une somme de quinze cent mille francs pendant cinq ans.
  4. Au-dessus du second dans la maison qu’occupait Voltaire (et en son absence Mme  Denis), rue Traversière. Le Théâtre-Français était au faubourg Saint-Germain, dans la rue appelée aujourd’hui (1880) de l’Ancienne-Comédie.
  5. Voltaire, pour désigner l’habitation de d’Argental, emploie indifféremment les expressions de Bois de Boulogne, Porte-Maillot, Neuilly.