Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2134
Je viens de recevoir, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, du 30 septembre. L’amitié que vous me conservez augmente le bonheur dont je jouis ici : car sans l’amitié, à quoi serviraient les honneurs et la fortune ? Je ne vous cacherai pas encore que j’aime assez la gloire pour être infiniment jaloux de celle d’avoir pour ami un homme tel que vous. J’ajouterai qu’on peut être aussi philosophe à Potsdam qu’au mont Saint-Père ou à Plaisance[2]. Cela serait, je l’avoue, fort difficile à toute autre cour ; mais auprès d’un roi philosophe rien n’est plus aisé : les vertus se communiquent, comme les vices sont contagieux. Je sens bien que je vivrais beaucoup avec vous si je n’étais pas auprès d’un des plus grands hommes qui aient jamais régné. Il n’y avait que lui au monde qui pût me déterminer au parti que j’ai pris.
Je n’oublierai pas ici vos leçons et vos exemples. Je compte avoir une jolie maison de campagne sur les bords de la Sprée ; elle ne sera pas aussi magnifique que celle que vous avez auprès de la Marne, mais j’y ferai croître de vos fleurs et de vos légumes ; je compte venir vous demander des oignons et des graines. J’ai tout le reste à un point dont je suis honteux.
Vous avez dû sentir, mon cher monsieur, par les lettres que je vous ai écrites, que si je souhaitais quelque chose pour mon ami M. Darget, je ne désirais pour moi rien autre chose, sinon que vous voulussiez bien m’accuser, avec le tour agréable que vous savez si bien prendre, la démission que je ferais de la part que j’avais dans l’affaire à la tête de laquelle vous êtes[3]. Je voulais me faire un mérite de ce petit sacrifice ; je vous prie encore une fois de l’accepter et de m’écrire qu’il a été accepté. Je n’attends que cette lettre pour venir faire un tour en France, et pour venir vous y renouveler tous les sentiments d’attachement et de reconnaissance avec lesquels je serai, toute ma vie, votre très-humble et très-obéissant serviteur.