Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2146

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 196-198).

2146. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, ce 14 novembre.

Chie-en-pot-la-Perruque[1] a été fidèle à sa destinée, et il est juste qu’il vous dise que les petits garçons courent toujours après lui. Vous saurez, mon cher ange, que j’ai eu le malheur d’inspirer à mon élève d’Arnaud la plus noble jalousie. Cet illustre rival était arrivé ici recommandé par le sage d’Argens, et attendu comme celui qui consolait Paris de ma décadence. Il arriva donc par le coche, tout seul de sa bande, et se donna pour un seigneur qui avait perdu sur les chemins ses titres de noblesse, ses poésies, et les portraits de ses maîtresses ; le tout enfermé dans un bonnet de nuit.

Il fut un peu fâché de n’avoir que quatre mille huit cents livres d’appointements, de ne point souper avec le roi, de ne point coucher avec les filles d’honneur ; et enfin, quand il me vit arrivé, il fut désespéré, quoique en vérité je n’aie pas plus les bonnes grâces des filles d’honneur que lui ; mais le roi me traite avec des bontés distinguées ; mais Rome sauvée a été très-bien reçue, et son Mauvais Riche assez mal. Il a fait de mauvais vers pour des filles ; et comme les gazetiers, qui ont du goût, les avaient imprimés comme de beaux vers de ma façon, adressés à la princesse Amélie, quel parti a pris mon Baculard d’Arnaud ? Mon Baculard a voulu aussi désavouer une mauvaise Préface[2] qu’il avait voulu mettre au-devant d’une mauvaise édition qu’on a faite à Rouen de mes ouvrages. Il ne savait pas que j’avais expressément défendu qu’on fît usage de cette rapsodie, dont, par parenthèse, j’ai l’original écrit et signé de sa main. Il s’adresse donc à mon cher ami Fréron, il lui mande que je l’ai perdu à la cour ; que j’ai mis en usage une politique profonde pour le perdre dans l’esprit du roi ; que j’ai ajouté à sa Préface des choses horribles contre la France, et que, en un mot, il prie l’illustre Fréron d’annoncer au public, qui a les yeux sur Baculard, qu’il se lave les mains de cet ouvrage. Les regrattiers de nouvelles littéraires, qui écrivent ici les sottises de Paris, mandent ce beau désaveu. Par hasard le roi avait vu une ancienne épreuve de cette belle Préface. Il l’a relue, et il a vu qu’il n’y avait pas un seul mot contre la France ; que, par conséquent, Baculard est un peu menteur. Il a été un peu courroucé de ce procédé, et il avait quelque envie de renvoyer ce beau fils comme il était venu. J’ai cru qu’il était des règles du théâtre de parler en sa faveur, et des règles de la prudence de ne faire aucun éclat, Baculard d’Arnaud ne sait pas que son petit crime est découvert ; je le mets à son aise, je ne lui parle de rien. Cependant le roi veut être instruit ; il veut savoir s’il est vrai que d’Arnaud ait écrit à Fréron que je l’avais desservi dans l’esprit de Sa Majesté, etc. Il est bien aise d’être au fait. On m’a mandé cependant que cette affaire avait fait du bruit à Paris ; que M. Berryer avait voulu voir la lettre de d’Arnaud à Fréron ; que cette lettre était publique. Franchement vous me rendrez, mon cher ange, un service essentiel, en me mettant au fait[3] de toute cette impertinence. Et savez-vous bien quel service vous me rendrez ? celui de me procurer plus tôt le bonheur de vous embrasser : car je ne puis partir d’ici que cette affaire ne soit éclaircie. Vous me direz : Voilà ces épines que j’avais prédites ; pourquoi aller chercher des tracasseries à Berlin ? N’en aviez-vous pas assez à Paris ? Que ne laissiez-vous Baculard briller seul sur les bords de la Sprée ? Mais, mon cher ami, pouvais-je deviner qu’un jeune homme que j’ai élevé, et qui me doit tout, me jouât un tour si perfide ? Qu’on mette au bout du monde deux auteurs, deux femmes, ou deux dévots, il y en aura un qui fera quelque niche à l’autre. L’espèce humaine étant faite ainsi, il n’y a d’autre parti à prendre que celui de se tirer d’affaire le plus prudemment et le plus honnêtement qu’il se pourra. Je vous supplie donc de me mander tout ce que vous savez. Ne pourrait-on pas avoir une copie de la lettre de d’Arnaud à Fréron ? Je ne dis pas de la lettre contenue dans les feuilles fréroniques[4], dans laquelle d’Arnaud désavoue la Préface en question ; je parle de la lettre particulière dans laquelle il se déchaîne, lettre que Fréron aura sans doute communiquée.

À l’égard de cette Préface que j’ai proscrite il y a longtemps, j’ignore si le libraire de Rouen m’a tenu parole. J’ai fait ce que j’ai pu ; mais à trois cents lieues on court risque d’être mal servi. Je voudrais que la Préface, et l’édition, et d’Arnaud, fussent à tous les diables. Je vous demande très-humblement pardon de vous entretenir de ces niaiseries ; mais ne me suis-je pas fait un devoir de vous rendre toujours compte de ma conduite et de mes petites peines ? Chacun a les siennes, rois, bergers, et moutons. J’attends tout de votre amitié. Communiquez ma lettre au coadjuteur, qui est si paresseux d’écrire, et qui ne l’est jamais d’être bienfaisant.

P. S. J’écris à M. Berryer ; je lui envoie cette Préface, afin qu’il soit convaincu par ses yeux de l’imposture ; qu’il impose silence à Fréron, ou qu’il l’oblige à se rétracter.

  1. Voltaire lui-même ; voyez la lettre du 15 octobre.
  2. Cette Préface a été réimprimée dans le tome II des Mémoires sur Voltaire, par Longchamp et Wagnière. Elle avait été imprimée, en 1750, à la tête d’une édition des Œuvres de Voltaire, et était intitulée Dissertation historique sur les ouvrages de M. de Voltaire, par M. d’Arnaud, de l’Académie de Berlin.
  3. Voyez ci-après, lettre 2150.
  4. Je n’ai pas trouvé la lettre de d’Arnaud dans les Lettres sur quelques écrits de ce temps, 1749-54, treize volumes in-12. (B.)