Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2160

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 215-216).

2160. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
À Berlin, 19 décembre 1750.

Madame, les ordres de Votre Altesse royale ont croisé mes hommages, et je me mettais à ses pieds quand elle daignait m’écrire. J’ai souhaité pour M. le marquis d’Adhémar, c’est-à-dire pour Vos Altesses royales, qu’il fût à votre cour ; permettez-moi, madame, d’avoir l’honneur de vous dire qu’il est bien difficile de lui proposer de porter en poche des lettres de recommandation[2]. Ce serait de lui que des hommes peu connus en prendraient pour être présentés. Il est fils du grand maréchal du roi Stanislas, et il n’a tenu qu’à lui d’être chambellan à cette cour avec tous les agréments que sa naissance et son mérite peuvent procurer. Le goût seul de la guerre l’en a empêché. C’est un des meilleurs officiers qu’ait le roi de France. Il était capitaine de cavalerie ; on lui avait promis un régiment. On ne lui a pas tenu parole. Il devait être employé comme ministre du roi à Bruxelles. On lui a manqué encore. Voilà sa situation. J’ai imaginé que le chagrin d’être inutile et l’idée qu’il a de Votre Altesse royale pourraient le déterminer à s’attacher à votre cour. Je demande d’abord en grâce à Votre Altesse royale de souffrir que je n’en parle à M. d’Adhémar que quand elle sera instruite de son mérite. Il sera aisé de charger le ministre du roi de s’en informer à Paris. Madame peut encore faire charger M. d’Hamon, chambellan du roi, qui va en France pour un traité de commerce, de lui rendre compte de M. d’Adhémar, et d’en parler aux ministres sans laisser soupçonner que M. d’Adhémar veuille quitter la France. On verrait bien que j’ai part à cet enlèvement, et on ajouterait aux reproches qu’on m’a faits de quitter mon pays celui d’engager encore des déserteurs.

Daignez surtout vous souvenir, madame, que je n’ai point promis le marquis d’Adhémar ; que j’ai dit à Votre Altesse royale que je ferais l’impossible pour vous l’acquérir. Je persiste toujours dans ce dessein de vous prouver mon zèle, parce que je sais que M. d’Adhémar est capable d’un attachement solide, et que ce n’est point un homme à quitter une cour charmante pour aller à Monaco[3]. J’attendrai sur cela les ordres de Vos Altesses royales. Je resterai encore près de trois mois dans cette abbaye[4] où l’on vous regrette tous les jours. Je suis toujours moine, à Berlin comme à Potsdam, ne connaissant que ma cellule et le révérend père abbé[5] auprès de qui je veux vivre et mourir, et qui seul me console de ne pas passer mes jours auprès de Votre Altesse royale. Votre abbaye et la sienne sont les seules où une âme comme la mienne puisse faire son salut. J’ai vu l’office de sainte Sémiramis mis en vers ou à peu près par frère Cori[6], chapelain de l’Opéra. On trouve pourtant dans la poésie de frère Cori des étincelles du feu divin qui anime l’auguste Wilhelminé. On eut hier ici Phaéton, et pour mieux représenter l’embrasement qu’avait jadis causé ce téméraire, le feu prit aux décorations. Le roi était un peu indisposé, et ne vit point l’opéra, La petite troupe de monseigneur le prince Henri va jouer Zaïre ; mais, tandis qu’on se réjouit, la mortalité emporte les bestiaux ; les chevaux ont la peste en Angleterre, et les hommes en Pologne, sur les frontières de la Valachie.

Vivez heureuse, madame, ayez soin d’une santé si précieuse ; daignez me conserver vos bontés et celles de monseigneur le margrave. J’ai exécuté vos ordres. Je renouvelle à Vos Altesses royales mes profonds respects.

Frère Voltaire.
  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome XIII, page 204.
  2. Voyez la lettre 2157.
  3. Allusion à d’Argens ; voyez le deuxième alinéa de la lettre 2148.
  4. Sans-Souci.
  5. Frédéric.
  6. Angelo Cori était l’inspecteur économe de l’Opéra de Berlin. Cet Italien était l’homme le plus laid de Berlin ; Voltaire, qui emprunte son nom dans cette lettre, l’avait, par dérision, surnommé Ange Cori.