Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2161
Sœur Guillemette à frère Voltaire, salut : car je me compte parmi les heureux habitants de votre abbaye, quoique je n’y sois plus ; et je compte très-fort, si Dieu me donne bonne vie et longue, d’y aller reprendre ma place un jour. J’ai reçu votre consolante épître. Je vous jure mon grand juron, monsieur, qu’elle m’a infiniment plus édifiée que celle de saint Paul à la dame élue[1]. Celle-ci me causait un certain assoupissement qui valait l’opium, et m’empêchait d’en apercevoir les beautés. La vôtre a fait un effet contraire ; elle m’a tirée de ma léthargie, et a remis en mouvement mes esprits vitaux.
Quoique vous ayez remis votre voyage de Paris, j’espère que vous me tiendrez parole, et que vous viendrez me voir ici. Apollon vint jadis se familiariser avec les mortels, et ne dédaigna pas de se faire pasteur pour les instruire. Faites-en de même, monsieur, vous ne pouvez suivre de meilleur modèle.
Que dites-vous de l’arrivée du Messie[2] à Dresde ? Pourrez-vous après cela révoquer en doute les miracles ? Si j’avais été le prince royal de Saxe, j’en aurais laissé tout l’honneur au Saint-Esprit ; mais il pense comme Charles VI. Lorsque l’impératrice accoucha de l’archi-duc, on cria que c’était à Népomucène qu’on en avait l’obligation : « À Dieu ne plaise ! dit l’empereur ; je serais donc cocu. »
Mais laissons là le Saint-Esprit et le Messie. Quoiqu’il soit né aujourd’hui, je vous assure que je n’aurais pas pensé à lui, sans l’aventure merveilleuse de Saxe. J’aime mieux penser aux beaux esprits de Potsdam, à son abbé et à ses moines. Ressouvenez-vous quelquefois en revanche des absents, et comptez toujours sur moi comme sur une véritable amie.