Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2171

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 224-226).

2171. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
À Berlin, ce 6 janvier 1751.

Madame, frère Voltaire n’a fait que changer de cellule. Il est, à Berlin comme à Potsdam, très-retiré et très-pensant à Votre Altesse royale. Il vous promet, madame, foi de moine, de venir vous demander votre bénédiction dans votre abbaye souveraine à son retour de cette grande ville de Paris, où il faut bien qu’il aille mettre ordre à ses affaires temporelles, qu’il a trop longtemps négligées pour les affaires spirituelles du révérend père abbé. Mais je suis fort étonné que Votre Révérence n’ait pas reçu deux lettres de moi indigne, au lieu d’une. J’ai eu certainement l’honneur de vous écrire deux fois du prieuré de Potsdam. Il faut apparemment que la bénédiction du ciel ne favorise pas le commerce des moines aussi relâchés que nous le sommes. Votre Révérence fait de très-salutaires réflexions sur le dernier miracle. Elle sait combien les miracles sont quelquefois nécessaires. Il nous fallut autrefois en France une pucelle. Il a fallu souvent ailleurs tout le contraire. Ô signore, Ô signore ; filiogli in ogni modo. L’amour était le Saint-Esprit de l’antiquité. C’était lui qui se mêlait de ces affaires-là. Aujourd’hui ce sont des moines et des saints. Votre mythologie fait pitié. Il n’y a rien de si plat que ce qu’on appelle la catholicité.

Venons, madame, aux ordres que Votre Altesse royale me donne pour le marquis d’Adhémar. Je lui ai écrit et j’aurai l’honneur de vous rendre compte de sa réponse. Je suis persuadé qu’il sera bien sensible au bonheur d’être admis dans votre cour.

Il a une âme digne de la vôtre, et j’ose dire qu’il est fait pour monseigneur le margrave et pour vous. M. de Montperny trouvera en lui une société bien agréable. Il a d’ailleurs beaucoup de goût, il fait joliment des vers. Et par-dessus tout cela, c’est le plus honnête homme du monde comme le plus brave. Il est triste d’être obligé de parler à un homme de ce caractère de cette guenille qu’on nomme appointements et argent. Et c’est salir le papier que de fatiguer Votre Altesse royale de ces misères que sœur Guillemette méprise si fort ; mais ces guenilles étant absolument nécessaires dans ce monde-ci, et les rois comme les charbonniers ne pouvant rien faire du tout sans argent, j’en ai parlé dans ma lettre au marquis d’Adhémar. Je crois que Votre Altesse royale ne me désavouera pas. J’ai donc écrit que je pensais que quinze cents écus seraient à peu près ce qu’il faudrait. Il me semble que les appointements de M. de Montperny ne montent pas au delà, et qu’il ne faut pas donner lieu à la jalousie, même entre des personnes qui ne peuvent être jalouses. J’ai ménagé votre bourse, et j’ai fait violence à votre générosité en proposant quinze cents écus. Il n’y aura que vous, madame, et monseigneur le margrave, qui pouvez me gronder d’avoir offert peu. Mais mon ami M. d’Adhémar ne m’en grondera pas. En un mot, il ne peut jamais vivre dans une cour plus généreuse, et cette cour ne peut faire une plus noble acquisition. Je voudrais qu’il pût partir avec ma nièce et moi ; mais, ô adorable abbesse, si nous étions tous trois dans votre couvent, nous n’en voudrions jamais sortir. Le frère La Mettrie va devenir fou de la mention honorable et charmante que vous daignez faire de lui. Tous les autres frères baisent le bas de votre sacrée robe. Je ne sais si M. de Montperny a reçu des nouvelles d’un petit fou de comédien que je lui avais procuré pour recruter votre troupe. Je voudrais savoir comment il faudrait s’y prendre pour faire souvenir ici de moi M. de Montperny. On ne peut prendre de ces libertés-là en écrivant à Votre Altesse royale. Je me mets aux pieds de Votre Altesse royale et de monseigneur. Nous jouâmes hier Zaïre. Monseigneur le prince Henri se surpassa. Monseigneur le prince royal prononça très-distinctement, Monseigneur le prince Ferdinand adoucit sa voix. Mme la princesse Amélie eut de la tendresse, et la reine mère fut enchantée. Mais Baireuth ! Baireuth ! Quand serai-je assez heureux pour voir vos fêtes, et surtout pour admirer, pour révérer, pour oser chérir de plus près cette auguste princesse à qui je présente mes très-profonds respects de trop loin ?

Voltaire.

  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome XIII, page 206.