Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2176

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 231-232).

2176. — À M. DARGET.

Janvier 1751.

Mon cher ami, quand je vous écris, c’est pour vous seul, c’est à vous seul que j’ouvre mon cœur. Je suis si malade que je ne sens plus mes afflictions. Mon âme est morte et mon corps se meurt. Je vous conjure de vous jeter, s’il le faut, aux pieds du roi, et d’obtenir de lui que je me retire au Marquisat à la fin de ce mois, et que j’y reste jusqu’au mois de mai. Il est vrai que je ne pourrais guère m’y passer des mêmes bontés et des mêmes générosités dont il daigne m’honorer à Berlin, et qu’il est impertinent à moi d’en abuser à ce point. Mais, mon cher ami, tâchez d’obtenir bien respectueusement, bien tendrement, que ma pension soit retranchée à compter depuis février jusqu’au temps de mon retour. J’aime infiniment mieux raccommoder ma santé au Marquisat que de toucher de l’argent. Ce que le roi daigne faire pour moi coûte autant qu’une forte pension ; ce double emploi n’est pas juste. Je n’ai que faire d’argent, mon cher ami ; je veux de la campagne, du petit-lait, de bon potage, des livres, votre société, et les nouveaux ouvrages d’un grand homme qui a juré de ne me pas rendre malheureux. Ce que je lui demande adoucira tous mes maux ; qu’il dise seulement à M. Fredersdorff qu’on ait soin de moi au Marquisat, J’ai des meubles, que j’y ferai porter. J’ai presque tout ce qu’il me faut, hors un cuisinier et des carrosses. Je n’aurai cela que quand je reviendrai avec ma nièce, qui prend enfin pitié de mon état, et qui consent de se retirer avec moi à la campagne pour me consoler. En un mot, il dépend du roi de me rendre à la vie. J’ai tout quitté pour lui ; il ne peut me refuser ce que je lui demande. Il s’agit de rétablir ma santé pendant deux mois et demi au Marquisat, et d’y vivre à ma fantaisie. Mais je veux absolument que la pension me soit retranchée pendant tout ce temps-là, et pendant celui de mon absence, jusqu’à mon retour avec ma nièce. Elle fera partir tous mes meubles de Paris, le 1er juin, et je vous réponds que le reste de ma vie sera tranquille et philosophique. Soyez sûr que son amitié et la mienne contribueront à la douceur de votre vie. Elle ne me parle que de vous ; elle vous aime déjà de tout son cœur, et je vous demanderai bientôt votre protection auprès d’elle. Comptez que c’est une femme charmante, et que personne n’a plus de goût, plus de raison et plus de douceur[1]. Elle est plus capable de sentir le mérite des ouvrages du Salomon du Nord, que tout ce qui l’entoure. Si je peux espérer de rester au Marquisat avec elle, ma vie sera aussi heureuse qu’elle a été horrible depuis trois mois. Je vous embrasse tendrement ; réussissez dans votre négociation : il le faut absolument.

La vraie amitié réussit toujours.

  1. Ce portrait ne se rapporte guère à ce que Voltaire écrivait à Richelieu le 10 juin 1752, et à d’Argental le 10 mars 1754.