Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2177

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 232-234).

2177. — À M. DARGET.
À Berlin, 18 janvier au soir, 1751.

Mon cher ami, je reçois votre lettre aussi aimable que raisonnable. Le juif est condamné dans tous les points, et, de plus, il est condamné à une amende qui emporte infamie, s’il y avait infamie pour un juif.

Mais tout cela ne me rend pas ma santé. Je suis dans un état qui ferait pitié même à un juif. Je n’ai voulu qu’une retraite commode ; j’en ai besoin, et le voisinage me la rendra délicieuse. J’avoue qu’il me paraissait très-impertinent que je prétendisse toucher une pension du roi avec tant de bienfaits. Plus les bontés sont grandes, moins il faut en abuser.

Il faut à présent faire priser les diamants. J’en ai perdu un de trois cent cinquante écus, je ne sais comment. Il n’y a pas grand mal, je gagne assez en confondant la calomnie. Je voudrais seulement que le plus grand homme du monde voulût bien penser qu’un juif, l’instrument d’une cabale, ayant trompé la justice, peut bien aussi avoir trompé son roi. Je voudrais qu’il vît combien il est absurde que j’aie envoyé cet homme à Dresde ; combien il est ridicule que je lui aie promis une charge de joaillier de la couronne, etc.

Je voudrais qu’il sût combien de billets de la Steuer ce malheureux a achetés à Dresde et vendus à Berlin. Je voudrais qu’il sût que le 23 novembre j’allai consulter M, de Kircheisen pour savoir ce que c’était que ces effets de Dresde, à moi proposés par le juif, et que le lendemain, 24, je révoquai mes lettres de change. Tout cela est prouvé.

Je voudrais que le roi jugeât du rapport qu’on lui fit, le 29 novembre au matin, que j’avais acheté pour quatre-vingt mille écus de billets de la Steuer.

Je voudrais qu’il daignât juger des efforts que l’envie, irritée de ses bontés pour moi, a faits pour me perdre auprès de lui.

Je voudrais enfin qu’il sût que je ne me suis plaint de personne, que je ne me plaindrai jamais, et que je passe le temps de ma tribulation et de ma maladie à travailler.

Mais, mon cher ami, il s’agit de nous arranger. Je veux être à portée de ce grand homme et de vous. Solitude pour solitude, je préfère le Marquisat ; neiges pour neiges, je préfère celles des environs de Potsdam.

Puisque le roi veut absolument que je jouisse de ma pension, je renonce au projet d’être à ses frais au Marquisat. J’aurai aisément tout ce qu’il me faut ; et, s’il permet que j’y demeure jusqu’en mai, je m’y ferai un petit établissement fort honnête. Si M. Fredersdorff peut m’aider de quelque secours, avec la permission du roi, à la bonne heure.

Mon ami, l’état où est ma santé demande absolument le régime et la retraite. Il faut savoir mourir ; mais il faut savoir conserver sa vie.

Ma nièce consent à vivre avec moi dans une campagne ; si nous n’avons pas le Marquisat, nous en chercherons une autre. Je vous écris longuement, quoiqu’il me coûte d’écrire dans l’état où je suis ; mais l’amitié est bavarde. Le roi est étonné que j’aie eu un procès avec un juif ; mais n’ai-je pas tout tenté pour n’avoir point ce procès ? N’ai-je pas proposé au juif, chez M. de Charat, quatre cents écus qu’il pouvait gagner, et qu’il a perdus en s’obstinant ? N’ai-je pas conjuré le roi de faire terminer la chose à l’amiable par M. de Kircheisen ? N’a-t-on pas mis de l’humeur dans cette affaire ? Ne m’a-t-on pas calomnié auprès du roi ? Ne l’a-t-on pas aigri ? Aurais-je gagné mon procès dans tous les points si je n’avais eu terriblement raison ? Le roi n’a-t-il pas ouvert les yeux ? Le prince Radzevil n’a-t-il pas eu un procès avec le juif Éphraïm, sans qu’on y ait trouvé à redire ? Que Sa Majesté pèse tout cela avec les balances de sa raison supérieure, et qu’il agisse avec la bonté de son cœur envers un homme âgé, infirme, malheureux, qui lui a tout sacrifié, à qui on a prédit les tours qu’on lui ferait, et qui n’a d’espérance sur la terre que dans sa bienveillance, dans ses promesses et dans sa belle âme. Adieu.