Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2180

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 235-236).

2180. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
janvier 1751.

Madame, Votre Altesse royale a plus de rivaux qu’elle ne pense, mais je crois que le marquis d’Adhémar vous donnera la préférence. Je lui écris encore fortement. Tout mon désir est de pouvoir être à vos pieds au printemps. Mais quel est l’homme qui soit le maître de sa destinée ? Frère Voltaire est ici en pénitence, il a eu un chien de procès avec un juif[2], et selon la loi de l’Ancien Testament il lui en coûtera encore pour avoir été volé, et, par-dessus le marché, il en résulte une belle tracasserie, laquelle, subdivisée en quatre ou cinq petites, pourrait former un sujet de comédie aussi plaisant que le manifeste de la czarine, qui prend l’Europe à témoin que M. Gross[3] n’a pas été prié à souper. Cela amuserait Votre Altesse royale sur votre théâtre de Baireuth. Monseigneur le prince Henri joua hier Sidney pour la clôture du carnaval. Il me semble que c’est mettre un habit de deuil un jour de gala. Voilà un étrange sujet de comédie pour un prince de dix-neuf ans. J’aimerais autant voir un enterrement que cette pièce ; mais monseigneur le prince Henri met tant de grâces dans tout ce qu’il récite et dans tout ce qu’il fait qu’il m’a sauvé entièrement le dégoût et la tristesse de cet ouvrage.

Madame, quand nous jouons à Potsdam sans femmes, je vous jure que c’est bien à notre corps défendant. Les moines demandent à Dieu des femmes. Mais, croyez-moi, ne cherchez point dans Baireuth à vous passer d’hommes. Le théâtre est la peinture de la vie humaine, et dans cette vie il faut que les hommes et les femmes soient ensemble : sans quoi on ne vit qu’à demi. Songez, madame, à votre santé. Voilà le point essentiel. Si le mérite en donnait, vous vous porteriez mieux que toutes les princesses de ce monde. Mais malheureusement le mérite le plus solide se trouve chez vous dans le corps le plus faible. Vous êtes condamnée au régime, tandis que La Mettrie se donne par jour deux indigestions, et ne s’en porte que mieux. Votre Altesse royale et le roi votre frère sont, je crois, les princes de la terre les mieux partagés en esprit et les plus mal en estomac. Il faut que tout soit compensé. Pour moi chétif, je compte traîner ici encore un mois ou six semaines, et aller ensuite arranger mes petites affaires à Paris. Je ne crois pas qu’on puisse aller à Paris par d’autres chemins que par Baireuth, et mon cœur, qui me conduit seul, dit qu’il faut que je prenne cette route. Je me mets aux pieds de Votre Altesse royale, et je lui présente mes très-profonds respects aussi bien qu’à monseigneur.


Voltaire.

  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome III, page 210.
  2. Abraham Hirschell.
  3. Ministre de Russie à Berlin. L’impératrice Elisabeth, qui préparait alors l’alliance austro-russe, lui avait donné mission d’amener à tout prix une rupture entre les cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin. Gross ne trouva rien de mieux, lors d’une fête à laquelle le corps diplomatique fut invité à souper, que de quitter les appartements du roi un quart d’heure avant l’arrivée du courrier royal porteur de l’invitation qui lui était adressée.