Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2181

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 236-238).

2181. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, le dernier de janvier.

Mon cher ange, mon cher ami, j’ai écrit à ma nièce que tout ce que je lui disais était pour vous, et je vous en dis autant pour elle. Ma santé est devenue bien déplorable. Je ne peux pas écrire longtemps. Je commencerai d’abord par vous dire qu’il faut absolument attendre un temps plus doux pour revenir au colombier[1]. J’ajouterai que je crains beaucoup de me trouver à Paris au milieu de toutes les tracasseries que vont causer vos éditions, d’essuyer les querelles des libraires, de compromettre les examinateurs des livres, d’essuyer les murmures des dévots, et d’être exposé aux Frérons, Il est impossible qu’un homme de lettres qui a pensé librement, et qui passe pour être heureux, ne soit pas persécuté en France. La fureur publique poursuit toujours un homme public qu’on n’a pu rendre infortuné. Je n’ai jamais éprouvé de faveur que quand l’ancien évêque de Mirepoix me persécutait.

Lambert a très-mal fait d’entreprendre une édition de mes sottises en vers et en prose sans m’en avertir ; il a mal fait, après l’avoir entreprise, de n’en pas précipiter l’exécution, et il a plus mal fait de demander des examinateurs. Pour peu que ces examinateurs craignent, malgré leur philosophie et leur bonne volonté, de se commettre avec des gens qui n’ont ni bonne volonté ni philosophie, il en naîtra une hydre de tracasseries, et je n’aurai fait alors un voyage en France que pour essuyer des peines et des reproches. On dira que j’ai pris le parti de me retirer dans les pays étrangers pour y faire imprimer des choses trop libres qu’on ne peut mettre au jour en France, même avec une permission tacite. Je vous avoue, mon cher et respectable ami, que je voudrais bien ne reparaître que quand tous ces petits orages seront détournés.

Je vous remercie tendrement des démarches que vous avez eu la bonté de faire. Votre amitié est à l’épreuve du temps et de l’absence. Vous ne me verrez plus jouer Cicéron, Je l’ai représenté sur le petit théâtre que j’ai créé dans le palais de Berlin, et je vous assure que je l’ai bien mieux joué qu’à Paris ; mais, pour jouer Cicéron, il faut avoir des dents, et une maladie me les a fait perdre en grande partie. Je ne suis plus qu’un vieux radoteur,


Et je ne vis pas un moment[2]
Sans sentir quelque changement
Qui m’avertit de la ruine.


Il vient un temps où il ne faut plus se prodiguer au monde. J’aurais voulu passer avec vous les derniers jours de ma vie, vous n’en doutez pas ; mais je vous répète que, quand j’aurai la consolation de vous entretenir, vous serez forcé d’approuver le parti que j’ai pris. Il m’a coûté bien cher, puisqu’il m’a séparé de vous. Mme  d’Argental a dû recevoir une lettre de moi, avec quelques pilules de Stahl, que je lui adressai au commencement de décembre[3], quand le chambellan d’Hamon fut nommé pour aller à Paris conclure une petite affaire. Son départ a été longtemps retardé. Je le crois arrivé à présent. Un ministre qui se porte bien peut voyager au milieu des neiges ; mais, dans l’état où je suis, il faut que j’attende une saison moins rude. Adieu ; je ne ferai plus de compliments à aucun de vos amis, ils me croient trop un homme de l’autre monde.

  1. Allusion à la fable de La Fontaine intitulée les Deux Pigeons.
  2. Chaulieu, Sur la première attaque de goutte que j’eus en 1695, v. 7-9.
  3. Voyez la lettre 2154.