Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2200

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 251-252).

2200. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 24 février 1751.

J’ai été bien aise de vous recevoir chez moi ; j’ai estimé votre esprit, vos talents, vos connaissances, et j’ai dû croire qu’un homme de votre âge, lassé de s’escrimer contre les auteurs, et de s’exposer à l’orage, venait ici pour se réfugier comme en un port tranquille ; mais vous avez d’abord, d’une façon assez singulière, exigé de moi de ne point prendre Fréron pour m’écrire des nouvelles. J’ai eu la faiblesse ou la complaisance de vous l’accorder, quoique ce n’était pas à vous de décider de ceux que je prendrais en service. D’Arnaud a eu des torts envers vous ; un homme généreux les lui eût pardonnes : un homme vindicatif poursuit ceux qu’il prend en haine. Enfin, quoique d’Arnaud ne m’ait rien fait, c’est par rapport à vous qu’il est parti d’ici. Vous avez été chez le ministre de Russie[1] lui parler d’affaires dont vous n’aviez point à vous mêler, et l’on a cru que je vous en avais donné la commission. Vous vous êtes mêlé des affaires de Mme  de Bentinck sans que ce fût certainement de votre département. Vous avez eu la plus vilaine affaire du monde avec le juif[2]. Vous avez fait un train affreux dans toute la ville. L’affaire des billets saxons est si bien connue en Saxe qu’on m’en a porté de grièves plaintes. Pour moi, j’ai conservé la paix dans ma maison jusqu’à votre arrivée ; et je vous avertis que si vous avez la passion d’intriguer et de cabaler, vous vous êtes très-mal adressé. J’aime des gens doux et paisibles, qui ne mettent point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie : en cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philosophe, je serai bien aise de vous voir ; mais si vous vous abandonnez à toutes les fougues de vos passions, et que vous en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir de venir ici, et vous pouvez tout autant rester à Berlin.

Fédéric.

  1. M. de Gross, qui avait quitté Berlin vers la fin de 1750 ; voyez la note 3 de la page 235.
  2. Frédéric s’exprimait sur son hôte, à propos de cette affaire, avec une grande violence. Il écrivait à la margrave de Baireuth le 22 janvier 1751 : « Vous me demandez ce que c’est que le procès de Voltaire avec un juif. C’est l’affaire d’un fripon qui veut tromper un filou. Il n’est pas permis qu’un homme de l’esprit de Voltaire en fasse un si indigne abus. L’affaire est entre les mains de la justice, et dans quelques jours nous apprendrons par la sentence qui est le plus grand fripon des deux parties. Voltaire s’est emporté ; il a sauté au visage du juif ; il s’en est fallu de peu qu’il n’ait dit des injures à M. de Cocceji ; enfin il a tenu la conduite d’un fou. J’attends que cette affaire soit finie pour lui laver la tête, et pour voir si, à l’âge de cinquante-six ans, on ne pourra pas le rendre, sinon raisonnable, du moins moins fripon. »