Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2229

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 270-271).

2229. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Le 4 mai.

Mon cher ange, le roi de Prusse, tout roi et tout grand homme qu’il est, ne diminue point le regret que j’ai de vous avoir perdu. Chaque jour augmente ces regrets ; ils sont bien justes. J’ai quitté la plus belle âme du monde, et le chef de mon conseil, mon ami, ma consolation. On a quatre jours à vivre ; est-ce auprès des rois qu’il faut les passer ? J’ai fait un crime envers l’amitié. Jamais on n’a été plus coupable ; mais, mon cher ange, encore une fois, daignez entrer dans les raisons de votre esclave fugitif. Était-il bien doux d’être écrasé par ceux qui se disent dévots, d’être sans considération auprès de ceux qui se disent puissants, et d’avoir toujours des rivaux à craindre ? Ai-je fort à me louer de vos confrères du parlement ? ai-je de grandes obligations aux ministres ? Et qu’est-ce qu’un public bizarre qui approuve et qui condamne tout de travers ? et qu’est-ce qu’une cour qui préfère Bellecour à Lekain, Coypel[1] à Vanloo, Royer[2] à Rameau ? N’est-il pas bien permis de quitter tout cela pour un roi aimable, qui se bat comme César, qui pense comme Julien, et qui me donne vingt mille livres de rente et des honneurs pour souper avec lui ? À Paris, je dépendrais d’un lieutenant de police ; à Versailles, je serais dans l’antichambre de M. Mesnard. Malgré tout cela, mon cœur me ramènera toujours vers vous ; mais il faut que vous ayez la bonté de me préparer les voies. J’avoue que, si je suis pour vous une maîtresse tendre et sensible, je suis une coquette pour le public, et je voudrais être un peu désiré. Je ne vous parlerai point d’une certaine tragédie d’Oreste, plus faite pour des Grecs que pour des Français ; mais il me semble qu’on pourrait reprendre cette Sémiramis que vous aimiez, et dont M. l’abbé de Chauvelin était si content.

Puisque j’ai tant fait que de courir la carrière épineuse du théâtre, n’est-il pas un peu pardonnable de chercher à y faire reparaître ce que vous avez approuvé ? Les spectacles contribuent plus que toute autre chose, et surtout plus que du mérite, à ramener le public, du moins la sorte de public qui crie. J’espère que le Siècle de Louis XIV ramènera les gens sérieux, et n’éloignera pas de moi ceux qui aiment les arts et leur patrie. Je suis si occupé de ce Siècle que j’ai renoncé aux vers et à tout commerce, excepté vous et Mme  Denis. Quand je dis que j’ai renoncé aux vers, ce n’est qu’après avoir refait une oreille à Zulime et à Adélaïde. Savez-vous bien que mon Siècle est presque fait, et que lorsque j’en aurai fait transcrire deux bonnes copies, je revolerai vers vous ? C’est, ne vous déplaise, un ouvrage immense. Je le reverrai avec des yeux sévères ; je m’étudierai surtout à ne rendre jamais la vérité odieuse et dangereuse. Après mon Siècle, il me faut mon ange. Il me reverra plus digne de lui. Mes tendres respects à la Porte-Maillot. Voyez-vous quelquefois M. de Mairan ? voulez-vous bien le faire souvenir de moi ? Son ennemi[3] est un homme un peu dur, médiocrement sociable, et assez baissé ; mais point de vérité odieuse. Valete, o cari !

  1. Voyez tome XXXIII, page 70.
  2. Royer a mis en musique Pandore ou Prométhée, opéra de Voltaire, après avoir fait retoucher le poëme par Sireuil ; voyez l’année 1754.
  3. Maupertuis avait voulu, avant de quitter Paris, dépouiller Mairan de la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.